Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens
Engagées en 2008, les discussions sur l’accord de
libre-échange entre le Canada et l’Union européenne ont abouti le 18 octobre.
Un bon présage pour le gouvernement américain, qui espère conclure un
partenariat de ce type avec le Vieux Continent. Négocié en secret, ce projet
ardemment soutenu par les multinationales leur permettrait d’attaquer en
justice tout Etat qui ne se plierait pas aux normes du libéralisme.
par Lori M. Wallach, novembre 2013
Imagine-t-on des multinationales traîner en justice les
gouvernements dont l’orientation politique aurait pour effet d’amoindrir leurs
profits ? Se conçoit-il qu’elles puissent réclamer — et obtenir ! — une
généreuse compensation pour le manque à gagner induit par un droit du travail
trop contraignant ou par une législation environnementale trop spoliatrice ? Si
invraisemblable qu’il paraisse, ce scénario ne date pas d’hier. Il figurait
déjà en toutes lettres dans le projet d’accord multilatéral sur
l’investissement (AMI) négocié secrètement entre 1995 et 1997 par les
vingt-neuf Etats membres de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) (1). Divulguée in extremis, notamment par Le Monde
diplomatique, la copie souleva une vague de protestations sans précédent,
contraignant ses promoteurs à la remiser. Quinze ans plus tard, la voilà qui
fait son grand retour sous un nouvel habillage.
Le hasard des publications fait que celui ci complète parfaitement le précédent sur Amazon, qui préfigure ce qui nous attends sans possibilité de réagir puisque l'APT va permettre l'application du business USA en Europe. C.R
L’accord de partenariat transatlantique (APT) négocié depuis
juillet 2013 par les Etats-Unis et l’Union européenne est une version modifiée
de l’AMI. Il prévoit que les législations en vigueur des deux côtés de
l’Atlantique se plient aux normes du libre-échange établies par et pour les
grandes entreprises européennes et américaines, sous peine de sanctions
commerciales pour le pays contrevenant, ou d’une réparation de plusieurs
millions d’euros au bénéfice des plaignants.
D’après le calendrier officiel, les négociations ne
devraient aboutir que dans un délai de deux ans. L’APT combine en les aggravant
les éléments les plus néfastes des accords conclus par le passé. S’il devait
entrer en vigueur, les privilèges des multinationales prendraient force de loi
et lieraient pour de bon les mains des gouvernants. Imperméable aux alternances
politiques et aux mobilisations populaires, il s’appliquerait de gré ou de
force, puisque ses dispositions ne pourraient être amendées qu’avec le
consentement unanime des pays signataires. Il dupliquerait en Europe l’esprit
et les modalités de son modèle asiatique, l’accord de partenariat
transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP), actuellement en cours
d’adoption dans douze pays après avoir été ardemment promu par les milieux
d’affaires américains. A eux deux, l’APT et le TPP formeraient un empire
économique capable de dicter ses conditions hors de ses frontières : tout pays
qui chercherait à nouer des relations commerciales avec les Etats-Unis ou
l’Union européenne se verrait contraint d’adopter telles quelles les règles qui
prévalent au sein de leur marché commun.
Tribunaux spécialement créés
Parce qu’elles visent à brader des pans entiers du secteur
non marchand, les négociations autour de l’APT et du TPP se déroulent derrière
des portes closes. Les délégations américaines comptent plus de six cents
consultants mandatés par les multinationales, qui disposent d’un accès illimité
aux documents préparatoires et aux représentants de l’administration. Rien ne
doit filtrer. Instruction a été donnée de laisser journalistes et citoyens à
l’écart des discussions : ils seront informés en temps utile, à la signature du
traité, lorsqu’il sera trop tard pour réagir.
Dans un élan de candeur, l’ancien ministre du commerce
américain Ronald (« Ron ») Kirk a fait valoir l’intérêt « pratique » de «
préserver un certain degré de discrétion et de confidentialité (2) ». La
dernière fois qu’une version de travail d’un accord en cours de formalisation a
été mise sur la place publique, a-t-il souligné, les négociations ont échoué —
une allusion à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), une version
élargie de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) ; le projet, âprement
défendu par M. George W. Bush, fut dévoilé sur le site Internet de
l’administration en 2001. A quoi la sénatrice Elizabeth Warren rétorque qu’un
accord négocié sans aucun examen démocratique ne devrait jamais être signé (3).
L’impérieuse volonté de soustraire le chantier du traité
américano-européen à l’attention du public se conçoit aisément. Mieux vaut
prendre son temps pour annoncer au pays les effets qu’il produira à tous les
échelons : du sommet de l’Etat fédéral jusqu’aux conseils municipaux en passant
par les gouvernorats et les assemblées locales, les élus devront redéfinir de
fond en comble leurs politiques publiques de manière à satisfaire les appétits
du privé dans les secteurs qui lui échappaient encore en partie. Sécurité des
aliments, normes de toxicité, assurance-maladie, prix des médicaments, liberté
du Net, protection de la vie privée, énergie, culture, droits d’auteur,
ressources naturelles, formation professionnelle, équipements publics,
immigration : pas un domaine d’intérêt général qui ne passe sous les fourches
caudines du libre-échange institutionnalisé. L’action politique des élus se
limitera à négocier auprès des entreprises ou de leurs mandataires locaux les
miettes de souveraineté qu’ils voudront bien leur consentir.
Il est d’ores et déjà stipulé que les pays signataires
assureront la « mise en conformité de leurs lois, de leurs règlements et de
leurs procédures » avec les dispositions du traité. Nul doute qu’ils veilleront
scrupuleusement à honorer cet engagement. Dans le cas contraire, ils pourraient
faire l’objet de poursuites devant l’un des tribunaux spécialement créés pour
arbitrer les litiges entre les investisseurs et les Etats, et dotés du pouvoir
de prononcer des sanctions commerciales contre ces derniers.
L’idée peut paraître invraisemblable ; elle s’inscrit
pourtant dans la philosophie des traités commerciaux déjà en vigueur. L’année
dernière, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a ainsi condamné les
Etats-Unis pour leurs boîtes de thon labellisées « sans danger pour les
dauphins », pour l’indication du pays d’origine sur les viandes importées, ou
encore pour l’interdiction du tabac parfumé au bonbon, ces mesures protectrices
étant considérées comme des entraves au libre-échange. Elle a aussi infligé à
l’Union européenne des pénalités de plusieurs centaines de millions d’euros
pour son refus d’importer des organismes génétiquement modifiés (OGM). La
nouveauté introduite par l’APT et le TTP, c’est qu’ils permettraient aux
multinationales de poursuivre en leur propre nom un pays signataire dont la
politique aurait un effet restrictif sur leur abattage commercial.
Sous un tel régime, les entreprises seraient en mesure de
contrecarrer les politiques de santé, de protection de l’environnement ou de
régulation de la finance mises en place dans tel ou tel pays en lui réclamant
des dommages et intérêts devant des tribunaux extrajudiciaires. Composées de
trois avocats d’affaires, ces cours spéciales répondant aux lois de la Banque
mondiale et de l’Organisation des Nations unies (ONU) seraient habilitées à
condamner le contribuable à de lourdes réparations dès lors que sa législation
rognerait sur les « futurs profits espérés » d’une société.
Ce système « investisseur contre Etat », qui semblait rayé
de la carte après l’abandon de l’AMI en 1998, a été restauré en catimini au fil
des années. En vertu de plusieurs accords commerciaux signés par Washington,
400 millions de dollars sont passés de la poche du contribuable à celle des
multinationales pour cause d’interdiction de produits toxiques, d’encadrement
de l’exploitation de l’eau, du sol ou du bois, etc. (4). Sous l’égide de ces
mêmes traités, les procédures actuellement en cours — dans des affaires
d’intérêt général comme les brevets médicaux, la lutte antipollution ou les lois
sur le climat et les énergies fossiles — font grimper les demandes de dommages
et intérêts à 14 milliards de dollars.
L’APT alourdirait encore la facture de cette extorsion
légalisée, compte tenu de l’importance des intérêts en jeu dans le commerce transatlantique.
Trois mille trois cents entreprises européennes sont présentes sur le sol
américain par le biais de vingt-quatre mille filiales, dont chacune peut
s’estimer fondée un jour ou l’autre à demander réparation pour un préjudice
commercial. Un tel effet d’aubaine dépasserait de très loin les coûts
occasionnés par les traités précédents. De leur côté, les pays membres de
l’Union européenne se verraient exposés à un risque financier plus grand
encore, sachant que quatorze mille quatre cents compagnies américaines
disposent en Europe d’un réseau de cinquante mille huit cents filiales. Au
total, ce sont soixante-quinze mille sociétés qui pourraient se jeter dans la
chasse aux trésors publics.
Officiellement, ce régime devait servir au départ à consolider
la position des investisseurs dans les pays en développement dépourvus de
système juridique fiable ; il leur permettait de faire valoir leurs droits en
cas d’expropriation. Mais l’Union européenne et les Etats-Unis ne passent pas
précisément pour des zones de non-droit ; ils disposent au contraire d’une
justice fonctionnelle et pleinement respectueuse du droit à la propriété. En
les plaçant malgré tout sous la tutelle de tribunaux spéciaux, l’APT démontre
que son objectif n’est pas de protéger les investisseurs, mais bien d’accroître
le pouvoir des multinationales.
Procès pour hausse du salaire minimum
Il va sans dire que les avocats qui composent ces tribunaux
n’ont de comptes à rendre à aucun électorat. Inversant allègrement les rôles,
ils peuvent aussi bien servir de juges que plaider la cause de leurs puissants
clients (5). C’est un tout petit monde que celui des juristes de
l’investissement international : ils ne sont que quinze à se partager 55 % des
affaires traitées à ce jour. Evidemment, leurs décisions sont sans appel.
Les « droits » qu’ils ont pour mission de protéger sont
formulés de manière délibérément approximative, et leur interprétation sert
rarement les intérêts du plus grand nombre. Ainsi de celui accordé à
l’investisseur de bénéficier d’un cadre réglementaire conforme à ses «
prévisions » — par quoi il convient d’entendre que le gouvernement s’interdira
de modifier sa politique une fois que l’investissement a eu lieu. Quant au
droit d’obtenir une compensation en cas d’« expropriation indirecte », il
signifie que les pouvoirs publics devront mettre la main à la poche si leur
législation a pour effet de diminuer la valeur d’un investissement, y compris
lorsque cette même législation s’applique aussi aux entreprises locales. Les
tribunaux reconnaissent également le droit du capital à acquérir toujours plus
de terres, de ressources naturelles, d’équipements, d’usines, etc. Nulle
contrepartie de la part des multinationales : elles n’ont aucune obligation à
l’égard des Etats et peuvent engager des poursuites où et quand cela leur
chante.
Certains investisseurs ont une conception très extensive de
leurs droits inaliénables. On a pu voir récemment des sociétés européennes
engager des poursuites contre l’augmentation du salaire minimum en Egypte ou
contre la limitation des émissions toxiques au Pérou, l’Alena servant dans ce
dernier cas à protéger le droit de polluer du groupe américain Renco (6). Autre
exemple : le géant de la cigarette Philip Morris, incommodé par les
législations antitabac de l’Uruguay et de l’Australie, a assigné ces deux pays
devant un tribunal spécial. Le groupe pharmaceutique américain Eli Lilly entend
se faire justice face au Canada, coupable d’avoir mis en place un système de
brevets qui rend certains médicaments plus abordables. Le fournisseur
d’électricité suédois Vattenfall réclame plusieurs milliards d’euros à
l’Allemagne pour son « tournant énergétique », qui encadre plus sévèrement les
centrales à charbon et promet une sortie du nucléaire.
Il n’y a pas de limite aux pénalités qu’un tribunal peut
infliger à un Etat au bénéfice d’une multinationale. Il y a un an, l’Equateur
s’est vu condamné à verser la somme record de 2 milliards d’euros à une
compagnie pétrolière (7). Même lorsque les gouvernements gagnent leur procès,
ils doivent s’acquitter de frais de justice et de commissions diverses qui
atteignent en moyenne 8 millions de dollars par dossier, gaspillés au détriment
du citoyen. Moyennant quoi les pouvoirs publics préfèrent souvent négocier avec
le plaignant que plaider leur cause au tribunal. L’Etat canadien s’est ainsi
épargné une convocation à la barre en abrogeant hâtivement l’interdiction d’un
additif toxique utilisé par l’industrie pétrolière.
Pour autant, les réclamations n’en finissent pas de croître.
D’après la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
(Cnuced), le nombre d’affaires soumises aux tribunaux spéciaux a été multiplié
par dix depuis 2000. Alors que le système d’arbitrage commercial a été conçu
dès les années 1950, il n’a jamais autant rendu service aux intérêts privés
qu’en 2012, année exceptionnelle en termes de dépôts de dossiers. Ce boom a
créé une florissante pépinière de consultants financiers et d’avocats
d’affaires.
Le projet de grand marché américano-européen est porté
depuis de longues années par le Dialogue économique transatlantique
(Trans-Atlantic Business Dialogue, TABD), un lobby mieux connu aujourd’hui sous
l’appellation de Trans-Atlantic Business Council (TABC). Créé en 1995 sous le
patronage de la Commission européenne et du ministère du commerce américain, ce
rassemblement de riches entrepreneurs milite pour un « dialogue » hautement
constructif entre les élites économiques des deux continents, l’administration
de Washington et les commissaires de Bruxelles. Le TABC est un forum permanent
qui permet aux multinationales de coordonner leurs attaques contre les
politiques d’intérêt général qui tiennent encore debout des deux côtés de
l’Atlantique.
Son objectif, publiquement affiché, est d’éliminer ce qu’il
appelle les « discordes commerciales » (trade irritants), c’est-à-dire d’opérer
sur les deux continents selon les mêmes règles et sans interférence avec les
pouvoirs publics. « Convergence régulatoire » et « reconnaissance mutuelle »
font partie des panneaux sémantiques qu’il brandit pour inciter les
gouvernements à autoriser les produits et services contrevenant aux
législations locales.
Injuste rejet du porc à la ractopamine
Mais au lieu de prôner un simple assouplissement des lois
existantes, les activistes du marché transatlantique se proposent carrément de
les réécrire eux-mêmes. La Chambre américaine de commerce et BusinessEurope,
deux des plus grosses organisations patronales de la planète, ont ainsi appelé
les négociateurs de l’APT à réunir autour d’une table de travail un échantillon
de gros actionnaires et de responsables politiques afin qu’ils « rédigent
ensemble les textes de régulation » qui auront ensuite force de loi aux
Etats-Unis et dans l’Union européenne. C’est à se demander, d’ailleurs, si la
présence des politiques à l’atelier d’écriture commercial est vraiment
indispensable…
De fait, les multinationales se montrent d’une remarquable
franchise dans l’exposé de leurs intentions. Par exemple sur la question des
OGM. Alors qu’aux Etats-Unis un Etat sur deux envisage de rendre obligatoire un
label indiquant la présence d‘organismes génétiquement modifiés dans un aliment
— une mesure souhaitée par 80 % des consommateurs du pays —, les industriels de
l’agroalimentaire, là comme en Europe, poussent à l’interdiction de ce type
d’étiquetage. L’Association nationale des confiseurs n’y est pas allée par
quatre chemins : « L’industrie américaine voudrait que l’APT avance sur cette
question en supprimant la labellisation OGM et les normes de traçabilité. » La
très influente Association de l’industrie biotechnologique (Biotechnology
Industry Organization, BIO), dont fait partie le géant Monsanto, s’indigne pour
sa part que des produits contenant des OGM et vendus aux Etats-Unis puissent
essuyer un refus sur le marché européen. Elle souhaite par conséquent que le «
gouffre qui se creuse entre la dérégulation des nouveaux produits
biotechnologiques aux Etats-Unis et leur accueil en Europe » soit prestement
comblé (8). Monsanto et ses amis ne cachent pas leur espoir que la zone de
libre-échange transatlantique permette d’imposer enfin aux Européens leur «
catalogue foisonnant de produits OGM en attente d’approbation et d’utilisation
(9) ».
L’offensive n’est pas moins vigoureuse sur le front de la
vie privée. La Coalition du commerce numérique (Digital Trade Coalition, DTC),
qui regroupe des industriels du Net et des hautes technologies, presse les
négociateurs de l’APT de lever les barrières empêchant les flux de données
personnelles de s’épancher librement de l’Europe vers les Etats-Unis (lire La
traque méthodique de l’internaute révolutionne la publicité). « Le point de vue
actuel de l’Union selon lequel les Etats-Unis ne fournissent pas une protection
de la vie privée “adéquate” n’est pas raisonnable », s’impatientent les
lobbyistes. A la lumière des révélations de M. Edward Snowden sur le système
d’espionnage de l’Agence nationale de sécurité (National Security Agency, NSA),
cet avis tranché ne manque pas de sel. Toutefois, il n’égale pas la déclaration
de l’US Council for International Business (USCIB), un groupement de sociétés
qui, à l’instar de Verizon, ont massivement approvisionné la NSA en données
personnelles : « L’accord devrait chercher à circonscrire les exceptions, comme
la sécurité et la vie privée, afin de s’assurer qu’elles ne servent pas
d’entraves au commerce déguisées. »
Les normes de qualité dans l’alimentation sont elles aussi
prises pour cible. L’industrie américaine de la viande entend obtenir la
suppression de la règle européenne qui interdit les poulets désinfectés au
chlore. A l’avant-garde de ce combat, le groupe Yum !, propriétaire de la
chaîne de restauration rapide Kentucky Fried Chicken (KFC), peut compter sur la
force de frappe des organisations patronales. « L’Union autorise seulement
l’usage de l’eau et de la vapeur sur les carcasses », proteste l’Association
nord-américaine de la viande, tandis qu’un autre groupe de pression, l’Institut
américain de la viande, déplore le « rejet injustifié [par Bruxelles] des
viandes additionnées de bêta-agonistes, comme le chlorhydrate de ractopamine ».
La ractopamine est un médicament utilisé pour gonfler la
teneur en viande maigre chez les porcs et les bovins. Du fait de ses risques
pour la santé des bêtes et des consommateurs, elle est bannie dans cent
soixante pays, parmi lesquels les Etats membres de l’Union, la Russie et la
Chine. Pour la filière porcine américaine, cette mesure de protection constitue
une distorsion de la libre concurrence à laquelle l’APT doit mettre fin
d’urgence.
« Les producteurs de porc américains n’accepteront pas
d’autre résultat que la levée de l’interdiction européenne de la ractopamine »,
menace le Conseil national des producteurs de porc (National Pork Producers
Council, NPPC). Pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, les
industriels regroupés au sein de BusinessEurope dénoncent les « barrières qui
affectent les exportations européennes vers les Etats-Unis, comme la loi
américaine sur la sécurité alimentaire ». Depuis 2011, celle-ci autorise en
effet les services de contrôle à retirer du marché les produits d’importation
contaminés. Là encore, les négociateurs de l’APT sont priés de faire table
rase.
Il en va de même avec les gaz à effet de serre.
L’organisation Airlines for America (A4A), bras armé des transporteurs aériens
américains, a établi une liste des « règlements inutiles qui portent un
préjudice considérable à [leur] industrie » et que l’APT, bien sûr, a vocation
à rayer de la carte. Au premier rang de cette liste figure le système européen
d’échange de quotas d’émissions, qui oblige les compagnies aériennes à payer
pour leur pollution au carbone. Bruxelles a provisoirement suspendu ce
programme ; A4A exige sa suppression définitive au nom du « progrès ».
Mais c’est dans le secteur de la finance que la croisade des
marchés est la plus virulente. Cinq ans après l’irruption de la crise des
subprime, les négociateurs américains et européens sont convenus que les
velléités de régulation de l’industrie financière avaient fait leur temps. Le
cadre qu’ils veulent mettre en place prévoit de lever tous les garde-fous en
matière de placements à risques et d’empêcher les gouvernements de contrôler le
volume, la nature ou l’origine des produits financiers mis sur le marché. En
somme, il s’agit purement et simplement de rayer le mot « régulation » de la
carte.
D’où vient cet extravagant retour aux vieilles lunes
thatchériennes ? Il répond notamment aux vœux de l’Association des banques
allemandes, qui ne manque pas d’exprimer ses « inquiétudes » à propos de la
pourtant timide réforme de Wall Street adoptée au lendemain de la crise de
2008. L’un de ses membres les plus entreprenants sur ce dossier est la Deutsche
Bank, qui a pourtant reçu en 2009 des centaines de milliards de dollars de la
Réserve fédérale américaine en échange de titres adossés à des créances
hypothécaires (10). Le mastodonte allemand veut en finir avec la réglementation
Volcker, clé de voûte de la réforme de Wall Street, qui pèse selon lui d’un «
poids trop lourd sur les banques non américaines ». Insurance Europe, le fer de
lance des sociétés d’assurances européennes, souhaite pour sa part que l’APT «
supprime » les garanties collatérales qui dissuadent le secteur de s’aventurer dans
des placements à hauts risques.
Quant au Forum des services européens, organisation
patronale dont fait partie la Deutsche Bank, il s’agite dans les coulisses des
pourparlers transatlantiques pour que les autorités de contrôle américaines
cessent de mettre leur nez dans les affaires des grandes banques étrangères
opérant sur leur territoire. Côté américain, on espère surtout que l’APT
enterrera pour de bon le projet européen de taxe sur les transactions
financières. L’affaire paraît d’ores et déjà entendue, la Commission européenne
ayant elle-même jugé cette taxe non conforme aux règles de l’OMC (11). Dans la
mesure où la zone de libre-échange transatlantique promet un libéralisme plus
débridé encore que celui de l’OMC, et alors que le Fonds monétaire international
(FMI) s’oppose systématiquement à toute forme de contrôle sur les mouvements de
capitaux, la chétive « taxe Tobin » n’inquiète plus grand monde aux Etats-Unis.
Mais les sirènes de la dérégulation ne se font pas entendre
dans la seule industrie financière. L’APT entend ouvrir à la concurrence tous
les secteurs « invisibles » ou d’intérêt général. Les Etats signataires se
verraient contraints non seulement de soumettre leurs services publics à la
logique marchande, mais aussi de renoncer à toute intervention sur les
fournisseurs de services étrangers qui convoitent leurs marchés. Les marges de
manœuvre politiques en matière de santé, d’énergie, d’éducation, d’eau ou de
transport se réduiraient comme peau de chagrin. La fièvre commerciale n’épargne
pas non plus l’immigration, puisque les instigateurs de l’APT s’arrogent la
compétence d’établir une politique commune aux frontières — sans doute pour
faciliter l’entrée de ceux qui ont un bien ou un service à vendre au détriment
des autres.
Depuis quelques mois, le rythme des négociations
s’intensifie. A Washington, on a de bonnes raisons de croire que les dirigeants
européens sont prêts à n’importe quoi pour raviver une croissance économique
moribonde, fût-ce au prix d’un reniement de leur pacte social. L’argument des
promoteurs de l’APT, selon lequel le libre-échange dérégulé faciliterait les
échanges commerciaux et serait donc créateur d’emplois, pèse apparemment plus
lourd que la crainte d’un séisme social. Les barrières douanières qui
subsistent encore entre l’Europe et les Etats-Unis sont pourtant « déjà assez
basses », comme le reconnaît le représentant américain au commerce (12). Les
artisans de l’APT admettent eux-mêmes que leur objectif premier n’est pas
d’alléger les contraintes douanières, de toute façon insignifiantes, mais
d’imposer « l’élimination, la réduction ou la prévention de politiques
nationales superflues (13) », étant considéré comme « superflu » tout ce qui
ralentit l’écoulement des marchandises, comme la régulation de la finance, la
lutte contre le réchauffement climatique ou l’exercice de la démocratie.
Il est vrai que les rares études consacrées aux conséquences
de l’APT ne s’attardent guère sur ses retombées sociales et économiques. Un
rapport fréquemment cité, issu du Centre européen d’économie politique
internationale (European Centre for International Political Economy, Ecipe),
affirme avec l’autorité d’un Nostradamus d’école de commerce que l’APT
délivrera à la population du marché transatlantique un surcroît de richesse de 3
centimes par tête et par jour… à partir de 2029 (14).
En dépit de son optimisme, la même étude évalue à 0,06 %
seulement la hausse du produit intérieur but (PIB) en Europe et aux Etats-Unis
à la suite de l’entrée en vigueur de l’APT. Encore un tel « impact » est-il
largement irréaliste, dans la mesure où ses auteurs postulent que le
libre-échange « dynamise » la croissance économique ; une théorie régulièrement
réfutée par les faits. Une élévation aussi infinitésimale serait d’ailleurs
imperceptible. Par comparaison, la cinquième version de l’iPhone d’Apple a entraîné
aux Etats-Unis une hausse du PIB huit fois plus importante.
Presque toutes les études sur l’APT ont été financées par
des institutions favorables au libre-échange ou par des organisations
patronales, raison pour laquelle les coûts sociaux du traité n’y apparaissent
pas, pas plus que ses victimes directes, qui pourraient pourtant se compter en
centaines de millions. Mais les jeux ne sont pas encore faits. Comme l’ont
montré les mésaventures de l’AMI, de la ZLEA et certains cycles de négociations
à l’OMC, l’utilisation du « commerce » comme cheval de Troie pour démanteler
les protections sociales et instaurer la junte des chargés d’affaires a échoué
à plusieurs reprises par le passé. Rien ne dit qu’il n’en sera pas de même
cette fois encore.
Lori M.
Wallach
Directrice
de Public Citizen’s Global Trade Watch, Washington, DC, www.citizen.org
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