Amazon l'envers du décor
Amazon, l’envers de l’écran
Avec ses patrons célébrés par Hollywood, ses écrans lisses
et ses couleurs acidulées, l’économie numérique évoque l’immatérialité,
l’horizontalité, la créativité. Enquêter sur Amazon révèle une autre facette.
Celle d’usines géantes où des humains pilotés par ordinateur s’activent jusqu’à
l’épuisement.
par Jean-Baptiste Malet,
Cet article a valu, en nov 2013, au ministre du travail Michel Sapin, d'être interpellé à l'Assemblée Nationale par un député (Europe Ecologie - Les Verts)
sur les
conditions de travail dans les entrepôts d’Amazon, géant du commerce en ligne. Ceci doit nous rappeler que nous avons près de chez nous des libraires compétents et sympathiques, où il fait bon flâner entre les présentoirs d'où émanent ces odeurs caractéristiques de l'encre et du papier, et découvrir les nouveautés, les promos et les bons conseils de votre libraire préféré.C.R.
A travers le monde, cent mille personnes s’affairent au sein
de quatre-vingt-neuf entrepôts logistiques dont la surface cumulée totalise
près de sept millions de mètres carrés. En moins de deux décennies, Amazon
s’est propulsé à l’avant-scène de l’économie numérique, aux côtés d’Apple,
Google et Facebook. Depuis son introduction en Bourse, en 1997, son chiffre
d’affaires a été multiplié par quatre cent vingt, atteignant 62 milliards de
dollars en 2012. Son fondateur et président-directeur général, M. Jeffrey
Preston (« Jeff ») Bezos, libertarien (voir libertarianisme) et maniaque, inspire aux journalistes des
portraits d’autant plus flatteurs qu’il a investi en août dernier 250 millions
d’euros — 1 % de sa fortune personnelle — dans le rachat du vénérable quotidien
américain The Washington Post. Le thème de la réussite économique éclipse à
coup sûr celui des conditions de travail.
En Europe, Amazon a choisi l’Allemagne comme tête de pont.
Le groupe y a implanté huit usines logistiques et en construit une neuvième. Au
volant de son automobile, Mme Sonia Rudolf emprunte une avenue nommée Amazon
Strasse (2) — la municipalité a subventionné l’implantation de la
multinationale à hauteur de plus de 7 millions d’euros. Puis elle pointe un
immense pan de tôle grise. Derrière une rangée de fils de fer barbelés,
l’entrepôt surgit. « Au troisième étage de FRA-1 (3), il n’y a aucune fenêtre,
aucune ouverture, et pas de climatisation, témoigne cette ex-employée. L’été,
la température dépasse les 40 °C, et les malaises sont alors très fréquents. Un
jour — je m’en souviendrai toute ma vie —, alors que j’étais en train de
“picker” [prendre des marchandises dans les alvéoles métalliques], j’ai trouvé
une fille allongée sur le sol qui vomissait. Son visage était bleu. J’ai
vraiment cru qu’elle allait mourir. Comme nous n’avions pas de civière, le
manager nous a demandé d’aller chercher une palette en bois sur laquelle nous
l’avons allongée pour la transporter jusqu’à l’ambulance. »
Des faits similaires ont été rapportés par la presse aux
Etats-Unis (4). En France, c’est le froid qui, en 2011, a frappé les salariés
de l’entrepôt de Montélimar (Drôme), obligés de travailler avec parkas, gants
et bonnets, jusqu’à ce qu’une douzaine d’entre eux entament une grève et
obtiennent l’allumage du chauffage. C’est en partie ainsi qu’Amazon a catapulté
son fondateur au dix-neuvième rang des milliardaires de la planète (5).
La spécificité du supermarché en ligne consiste à permettre
à des commerçants, à travers sa plate-forme Marketplace, de proposer leurs
produits à la vente sur son site, en concurrence directe avec sa propre
marchandise. L’ensemble gonfle le chiffre d’affaires et accroît l’effet de «
longue-traîne » — l’agrégation de multiples petits volumes de commandes pour
des produits peu demandés dont le coût de stockage est faible —, à l’origine du
succès de l’entreprise. Ce système, efficace pour le consommateur, enrôle les
libraires dans la promotion du géant qui vampirise leur clientèle et détruit
leur activité.
« Le sourire sur le colis, ce n’est pas le nôtre »
Le Syndicat de la librairie française a en effet mesuré que,
à chiffre d’affaires égal, une librairie de quartier génère dix-huit fois plus
d’emplois que la vente en ligne. Pour la seule année 2012, l’Association des
libraires américains (American Booksellers Association, ABA) évalue à
quarante-deux mille le nombre d’emplois anéantis par Amazon dans le secteur :
10 millions de dollars de chiffre d’affaires pour la multinationale représenteraient
trente-trois suppressions d’emplois dans la librairie de proximité.
En outre, tout oppose les postes disparus et ceux créés dans
les entrepôts logistiques. D’un côté s’évanouit un travail qualifié,
diversifié, durable, situé en centre-ville, mêlant manutention, sociabilité,
contact et conseil. De l’autre émergent en périphérie urbaine des « usines à
vendre » où la production continue de colis en carton échoit à une main-d’œuvre
non qualifiée, recrutée au seul motif qu’elle coûte actuellement moins cher que
des robots. Mais plus pour longtemps : depuis son rachat en 2012, pour 775
millions de dollars, de la société de robotique Kiva Systems, Amazon prépare la
mise en service dans ses entrepôts de petits automates roulants : des hexaèdres
orange de trente centimètres de hauteur capables, par exemple, de se glisser
sous une étagère pour déplacer des charges allant, selon les modèles, de quatre
cent cinquante à mille trois cents kilos.
Il s’agit de réduire à vingt minutes seulement le délai entre
le passage de la commande par le client et son expédition. M. Bezos vise un
objectif devenu légendaire : proposer et vendre n’importe quelle marchandise
livrée partout le jour même de la commande. Depuis ses débuts, Amazon investit
des sommes pharaoniques dans des serveurs et accroît sans cesse ses capacités
de calcul algorithmique afin d’améliorer l’efficacité de sa logistique et les
potentialités de son site marchand. Lequel propose toujours plus de nouveaux
produits à d’anciens clients, grâce à un recoupement complexe de leurs données
personnelles et de leurs habitudes de consommation. Et, pour que rien ne se
perde, les ressources informatiques excédentaires sont louées à des entreprises
à travers un service spécifique, Amazon Web Services (6).
Quel que soit leur pays d’implantation, les entrepôts
logistiques présentent une architecture et une organisation du travail
similaires. Situés à proximité d’échangeurs autoroutiers, dans des zones où le
taux de chômage dépasse la moyenne nationale, ils sont placés sous la garde
sourcilleuse de sociétés de sécurité. Ces parallélépipèdes de tôle s’étalent
sur une surface parfois supérieure à cent mille mètres carrés, soit près de
quatorze terrains de football. Ils s’animent au rythme d’un ballet de poids
lourds : toutes les trois minutes, le groupe Amazon gorge de colis un
semi-remorque. Pour le seul territoire des Etats-Unis, l’entreprise a vendu
jusqu’à trois cents articles à la seconde durant les fêtes de Noël 2012.
La profusion de produits proposés aux cent cinquante-deux
millions de clients du site se matérialise dans les entrepôts abritant des
forêts d’étagères métalliques où triment des ouvriers astreints au silence par
le règlement intérieur. Tous, considérés comme des chapardeurs potentiels,
subissent des fouilles minutieuses assurées par des vigiles : ils passent par
des portiques de sécurité lors de leur sortie définitive ou de leur pause,
ainsi raccourcie par ce fastidieux contrôle qui génère de longues files
d’attente. Amazon refusant de placer les pointeuses des entrepôts au niveau du
point de fouille, des travailleurs des centres de distribution du Kentucky, du
Tennessee et de l’Etat de Washington, aux Etats-Unis, ont déjà lancé quatre
poursuites judiciaires afin de lui réclamer le paiement de ce temps d’attente
non rémunéré qu’ils estiment à quarante minutes par semaine.
La mutualisation et la gestion des stocks d’Amazon sont
informatisées selon la logique du chaotic storage : on dispose les articles de
manière aléatoire sur les rayonnages. Ce « rangement chaotique » présente
l’avantage d’une plus grande flexibilité que le stockage traditionnel : inutile
de prévoir des espaces supplémentaires pour chaque type d’article en cas de
variations de l’offre ou de la demande, puisque tout s’entasse au hasard. Chaque
rangée d’étagères compte plusieurs niveaux, chaque niveau plusieurs cellules de
rangement : ce sont les bins (alvéoles), dans lesquelles les écrits d’Antonio
Gramsci coudoient un paquet de slips pour homme, un ours en peluche, des
condiments pour grillades ou Metropolis de Fritz Lang.
Au sein de l’unité de « réception », les ouvriers eachers («
réceptionneurs ») défont les palettes des camions et référencent la
marchandise. Les stowers (« stockeurs »), eux, placent les articles là où ils
peuvent sur les immenses étagères, afin de constituer un bazar seulement
répertorié par un scanner Wi-Fi lecteur de codes-barres. Pour conjurer la
géographie vertigineuse des kilomètres de linéaires, au milieu de cette
formidable accumulation de marchandises, la technologie la plus moderne guide,
contrôle et mesure la productivité de salariés accomplissant des tâches
répétitives éreintantes. Dans l’unité dite de « production », les pickers («
ramasseurs »), également guidés par leur scanner, arpentent pour leur part les
étagères. Afin de prélever inlassablement des articles, ils marchent plus de
vingt kilomètres par prise de poste — chiffre officiel des agences d’intérim
que les syndicalistes contestent, l’estimant minoré.
Dès qu’une marchandise est extraite, un compte à rebours
s’affiche sur le scanner, ordonnant au travailleur de prélever la suivante. Son
choix est déterminé par ordinateur afin d’optimiser la distance de parcours.
Quand leur chariot roulant est plein, les pickers l’apportent aux packers («
emballeurs »). Eux sont statiques et empaquettent à la chaîne les produits,
avant de pousser les colis sur d’immenses convoyeurs informatisés. Ceux-ci
pèsent les cartons frappés du sourire d’Amazon, collent les adresses, puis les
répartissent selon les services postaux ou transporteurs internationaux.
« Le sourire sur le colis, ce n’est pas le nôtre », lance M.
Jens Brumma, 38 ans, stower depuis 2003. Ayant alterné chômage et missions
d’intérim chez Amazon pendant sept ans, il y enchaîne depuis 2010 des contrats
courts, car la direction refuse de le titulariser. Comme à chaque salarié dans
le monde, ses contrats lui interdisent strictement de s’exprimer à propos de
son emploi auprès de sa famille, de ses amis ou de journalistes. « Le silence
qu’on nous impose, précise-t-il, ce n’est pas pour protéger des secrets
industriels, auxquels nous n’avons pas accès : c’est pour taire l’extrême
pénibilité de nos conditions de travail. »
En fin d’année, lors de la période de pointe dite « Q 4 » —
quatrième trimestre —, des équipes de nuit sont constituées, et chaque entrepôt
a massivement recours à une main-d’œuvre intérimaire afin d’expédier les
commandes des fêtes. « Durant cette période », explique M. Heiner Reimann, l’un
des permanents spécialisés détachés par Ver.di en 2010 afin d’implanter et
d’accompagner une action syndicale, « le nombre de travailleurs passe
brusquement de trois mille pour les deux entrepôts à plus de huit mille. Des
intérimaires en provenance de toute l’Europe arrivent à Bad Hersfeld, et sont
logés dans des conditions terribles. Ici, pour traiter ces milliers de contrats
intérimaires, Amazon a embauché des secrétaires chinoises. L’an dernier, elles
travaillaient dans une grande salle vide, sans meubles, et empilaient les
contrats à même le sol, un à un. C’était surréaliste. » Chômeurs espagnols,
grecs, polonais, ukrainiens, portugais convergent en autocar des quatre coins
de l’Europe, enrôlés par des agences d’intérim.
« Les managers vantent ce recrutement international et
l’affichent comme un motif de fierté, témoigne M. Brumma. Lors d’une fête
organisée par l’entreprise, on m’a demandé d’accrocher les drapeaux de toutes
les nationalités présentes : il y en avait quarante-quatre ! Les Espagnols
étaient les plus nombreux. Parmi eux se trouvaient des gens très diplômés : un
historien, des sociologues, des dentistes, des avocats, des médecins. Ils sont
au chômage, alors ils viennent ici le temps d’une mission d’intérim. »
Hard-rock à plein volume pendant le travail
L’Allemand Norbert Faltin, ex-cadre dans l’informatique
brusquement licencié en 2010, a dû accepter de devenir du jour au lendemain
ouvrier picker intérimaire à Bad Hersfeld. « En plein hiver, j’ai logé pendant
trois mois avec cinq étrangers dans un bungalow normalement utilisé par des
estivants, et qui n’était donc pas équipé de chauffage. Je n’ai jamais eu aussi
froid de ma vie. Nous étions tous des adultes et nous dormions à tour de rôle
dans le lit pour enfant. » Ici, l’éventuelle signature d’un contrat à durée
indéterminée marque l’aboutissement d’une succession de contrats courts pendant
laquelle il n’est guère prudent de se syndiquer, ni a fortiori de faire grève.
Et le recours massif à une main-d’œuvre intérimaire immigrée avant les fêtes de
Noël contrecarre l’effet des grèves lancées par Ver.di pendant ce dernier
trimestre où Amazon, pour une fois vulnérable, réalise 70 % de son chiffre
d’affaires annuel.
Afin d’honorer sa devise, « Work Hard, Have Fun, Make
History » (« Travaille dur, amuse-toi, écris l’histoire »), placardée dans tous
ses ateliers sur la planète, le géant américain encadre ses employés par une
technique de management extrêmement rigoureuse, le « 5 S », inspiré des usines
automobiles japonaises, et organise de multiples événements paternalistes, tant
durant le travail qu’en dehors. « Au moment du “Q4”, les managers diffusent de
la musique à plein volume dans l’entrepôt pour nous exciter, raconte Mme
Rudolf. Un jour, pendant les fêtes, ils nous avaient mis du hard-rock pour nous
faire travailler plus vite. C’était tellement fort que j’en avais mal à la
tête, cela me donnait des palpitations. Quand j’ai demandé au manager de
baisser le volume, il s’est moqué de moi parce que j’avais plus de 50 ans, en
me disant qu’ici nous étions une entreprise de jeunes. Moi, j’étais senior, et
on me demandait d’avoir la même productivité au picking qu’un jeune de 25 ans.
Mais après le décès de mon mari, je n’avais pas le choix, il me fallait
accepter ce travail. »
Des cadres qui se filment singeant des syndicalistes
Les ouvriers de Bad Hersfeld se souviennent d’avoir vu M.
Bezos lors de l’inauguration du premier entrepôt allemand de la société, à
l’été 2000. Ce jour-là, leur patron, venu spécialement des Etats-Unis, avait
fait atterrir son hélicoptère sur le parking des employés afin d’apposer ses
mains enduites de peinture sur une plaque. « Tout est dit et écrit en anglais
chez Amazon. Les salariés y sont appelés les “hands”, les petites mains,
explique Mme Schulz. Jeff Bezos nous avait montré ses mains en disant au micro
que nous étions tous des hands, comme lui, et que nous étions ses associés, car
nous avons droit à des actions après plusieurs années dans l’entreprise. A
l’époque, il nous avait expliqué que nous formions une grande famille. Après
ça, il appelait même parfois au téléphone, et sa voix était diffusée par
haut-parleur dans l’entrepôt pour nous parler, pour nous stimuler. Et ça
marchait. Amazon, nous en étions fiers ; c’était pour nous le rêve américain.
Mais c’est vite devenu un cauchemar. C’est pour cela qu’aujourd’hui je
participe aux grèves. »
Longeant une table où s’amoncellent tracts, badges,
documentation juridique surlignée et coupures de presse évoquant la dernière
grève, les membres de l’équipe de l’après-midi quittent promptement leurs
chaises pour aller pointer. « C’était très difficile quand je suis arrivé. Les
travailleurs étaient terrorisés à l’idée de nous parler ou d’accepter nos tracts
», confie le syndicaliste Reimann, en attendant l’arrivée de l’équipe du matin
pour animer une seconde réunion. Après plus d’une décennie chez Ikea et une
solide formation en droit social, il a débuté cette mission pour Ver.di en
2010. Constatant la dépolitisation et l’absence de culture syndicale de la
plupart des employés d’Amazon, il s’adapte à la situation et parvient peu à peu
à des résultats grâce à des actions organisées à partir d’un noyau dur.
Dès 2011, les militants collent par exemple de petites
feuilles de papier autoadhésives colorées partout dans les entrepôts allemands.
Sur chacune d’elles, une question anonyme pointe une entrave au droit du
travail, une injustice ou une dérive. Les exemples sont toujours choisis par
les travailleurs eux-mêmes, qui les font rédiger par leur proches pour qu’on ne
puisse pas reconnaître leur écriture. Ces feuilles, apposées par milliers sur
le lieu de travail sans causer de dégradations, sèment la panique parmi les
managers. Au terme des délibérations tenues lors de réunions hebdomadaires
ouvertes à tous, des revendications émergent rapidement depuis Bad Hersfeld et
Leipzig (Land de Saxe).
A Leipzig, personne n’est payé au tarif de branche négocié
par Ver.di pour la distribution. Alors que les conventions salariales des
Länder de l’Est prévoient un salaire minimum de 10,66 euros de l’heure, Amazon
applique sa propre grille : 9,30 euros. A Bad Hersfeld, même décalage entre le
tarif de branche (12,18 euros de l’heure) et le salaire de cet entrepôt : 9,83
euros. Deux ans et demi après les premières réunions Ver.di, près de six cents
salariés allemands tiennent régulièrement des piquets de grève afin d’exiger
l’application de la convention collective (Tarifvertrag) du secteur. A tel
point que les syndicalistes et leurs sympathisants portent désormais
ostensiblement, y compris au travail, un petit bracelet rouge avec les mots «
Work Hard, Have Fun, Make Tarifvertrag ».
Le résultat ? Mme Rudolf le constate d’elle-même lorsqu’elle
rencontre d’anciens collègues en se baladant
En France, le 10 juin 2013, une centaine de salariés de
l’entrepôt de Saran (Loiret) étaient également en grève à l’appel de la
Confédération générale du travail (CGT). Tous ont été convoqués
individuellement le lendemain. « Parce que je suis syndicaliste, j’ai été
soumis à des fouilles arbitraires durant mon temps de travail, témoigne M.
Clément Jamin, de la CGT. Je les ai refusées ; on m’a alors demandé de
m’asseoir sur une chaise, soi-disant le temps que la police arrive. Je suis
resté assis six heures devant tout le monde, et la police n’est jamais venue.
Ils ont essayé de me faire le même coup le lendemain et le surlendemain. La CGT
a déposé plainte. » Hostiles aux syndicats, les cadres d’Amazon s’emploient
également à les humilier. Récemment, dans une vidéo parodique interne que nous
avons pu visionner, deux cadres des ressources humaines de Saran se sont filmés
singeant des syndicalistes et arborant un drapeau de la CGT.
« Les cadences sont épuisantes, confie d’un ton grave
Mohamed, ouvrier à Saran, qui a réclamé l’anonymat. Et en contrepartie,
qu’est-ce qu’on nous propose ? Du “have fun”
: des tombolas pendant les pauses, des distributions de chocolats, de
bonbons... Mais moi, je n’arrive pas à adhérer à l’idée de venir décharger des
camions déguisé en clown. » En effet, selon les thèmes choisis par les
managers, les salariés sont régulièrement invités à venir pointer costumés en
sorcières ou en basketteurs. « Pendant ce temps, notre productivité reste bien
sûr enregistrée par informatique, poursuit-il. On nous demande d’être des
“top-performers”, de nous surpasser, de battre sans cesse nos records de
productivité. Depuis le mois de juin 2013, les managers nous font même faire
collectivement des échauffements et des étirements avant nos prises de poste. »
« Les intérimaires sont traités comme de la viande »
Chose inouïe, le règlement intérieur impose que la
productivité individuelle soit en hausse constante. L’enregistrement en temps
réel de la performance des travailleurs permet aux contremaîtres de les
géolocaliser à tout moment dans l’entrepôt, d’obtenir courbes et historique de
leur rendement, mais aussi d’organiser leur mise en concurrence. M. Reimann a
récemment découvert que cette mesure, « qui est une donnée personnelle, est
envoyée chaque jour par informatique depuis les entrepôts allemands à Seattle,
aux Etats-Unis, où elle est stockée. C’est tout à fait illégal ! ». Ancien
manager d’Amazon en France ayant suivi les formations internes au Luxembourg,
M. Ben Sihamdi confirme cette pratique que les ouvriers ignorent : « Toutes
leurs données de productivité sont enregistrées, centralisées à la seconde par
informatique, puis envoyées à Seattle. »
Si les employés sont mis en concurrence, la sémantique
maison les invite également à « signaler des anomalies ». « Cela peut être un
carton qui bouche une entrée, explique Mohamed. Mais cela peut aussi être un
collègue en train de discuter. Il faut alors le dénoncer. C’est bien vu pour
monter en grade et devenir lead, contremaître. » « Un jour, se remémore M.
Sihamdi, à un collègue qui m’interrogeait sur la fortune de Jeff Bezos, j’ai
répondu que cela me donnait envie de vomir. Il m’a dénoncé, et j’ai été rappelé
à l’ordre pour avoir critiqué l’“esprit Amazon” ! L’ambiance de travail est
délétère ; tout le monde se surveille. Et les intérimaires sont traités comme
de la viande, ce qui m’était insupportable. Je connais bien le monde
industriel, notamment celui de l’automobile. Mais mon expérience chez Amazon
est de très loin la plus violente de ma carrière d’ingénieur. »
Chutes, malaises, doigts coupés sur le convoyeur, syndromes
d’épuisement : les accidents du travail sont nombreux chez Amazon. La presse
préfère cependant commenter élogieusement les performances boursières de la
multinationale, les frasques de son fondateur ou la construction de nouveaux
entrepôts logistiques — les cinq unités bientôt installées en Pologne et en
République tchèque pesant d’ailleurs comme une menace de dumping salarial sur
les travailleurs allemands. Elle vante la création d’emplois précaires et
invisibles qui viendront en détruire davantage dans le commerce de proximité.
Soutien des grèves menées par Ver.di, le journaliste
allemand Günter Wallraff suit avec attention le développement fulgurant
d’Amazon. Depuis Cologne, il raconte avoir lui-même tenté un bras de fer avec
le mastodonte du commerce en ligne : « Quand j’ai découvert les conditions de
travail de ses ouvriers, j’ai immédiatement appelé au boycott et demandé à mon
éditeur de retirer mes livres du site. Cela lui a posé problème : Amazon
représente 15 % de ses ventes. Après avoir débattu de l’idée, la maison
d’édition s’est néanmoins alignée sur mon exigence. Mais, désormais, Amazon se
fournit chez des grossistes pour continuer de vendre mes livres ! Et cela, je
ne peux malheureusement pas l’empêcher. Je suis donc critiqué par des gens qui
me disent : “Tu fais de beaux discours, mais tes livres continuent d’être
vendus sur Amazon”… En réalité, on ne peut pas combattre cette entreprise
individuellement. C’est une multinationale organisée selon une idéologie bien
définie. Son système ne nous pose pas la simple question, neutre, de savoir si
nous voulons ou non consommer sur son site Internet ; il nous pose des
questions politiques : celles de notre choix de société. »
Jean-Baptiste Malet
Journaliste. Auteur de l’enquête En Amazonie. Infiltré dans
le « meilleur des mondes » (Fayard, Paris, 2013), pour laquelle il a travaillé
comme ouvrier intérimaire dans un entrepôt français d’Amazon en novembre 2012.
(1) En dépit de nos demandes répétées, Amazon n’a pas
souhaité répondre à nos questions.
(2) Il existe également des rues Amazon à Graben, à
Pforzheim et à Kobern-Gondorf, en Allemagne, ainsi que deux en France, à Sevrey
(Saône-et-Loire) et à Lauwin-Planque (Nord).
(3) Les sites Amazon portent tous des noms composés de trois
lettres et d’un chiffre. Les entrepôts logistiques sont baptisés du nom de
l’aéroport international le plus proche
; ici, Francfort.
(4) Spencer Soper, «
Inside Amazon’s warehouse », The
Morning Call, Allentown (Pennsylvanie), 18 septembre 2011.
(5) M. Bezos a été élu homme d’affaires de l’année 2012 par
le magazine américain Fortune.
(6) Amazon a également mis en place un marché du travail en
ligne, Amazon Mechanical Turk (« Le Turc
mécanique d’Amazon »), qui propose à des
internautes d’effectuer des microtâches contre une microrémunération. Lire
Pierre Lazuly, « Télétravail à prix
bradés sur Internet », Le Monde
diplomatique, août 2006.
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