Jean Bricmont

Toujours essayer de comprendre, s'informer, sortir du discours uniforme de nos médias, aller vers des humanistes reconnus, sans être en accord avec tout ce qui est dit, mais changez de paradigme informatif, et créer sa propre opinion. 
Voyons quelles synthèses nous propose Jean Bricmont sur de nombreux sujets. CR




Jean Bricmont, est né le 12 avril 1952 à Uccle, un physicien et essayiste belge.Docteur en sciences, il a travaillé comme chercheur à l’Université Rutgers puis a enseigné à l’Université de Princeton toutes deux situées au New Jersey (États-Unis). Il est actuellement professeur de physique théorique à l'université catholique de Louvain, dans l'unité de physique théorique et de physique mathématique (département de physique) et membre de l'Académie royale de Belgique.

Les gens qui croient que c'est l'intérêt qui guide les actions humaines, ignorent l'océan de folie sur lequel flotte de façon incertaine la fragile barque de raison humaine. Bertrand Russell 
Son activité de recherche concerne les méthodes de groupe de renormalisation et les équations différentielles non linéaires. Cette activité lui a valu deux distinctions : le prix J. Deruyts (1996) de l'Académie royale de Belgique, Classe des Sciences et le prix quinquennal FNRS (Prix A. De Leeuw-Damry-Bourlart) (2005).

Il est considéré comme un disciple de Noam Chomsky.

Jean Bricmont analyse l’ingérence de la France, des Etats-Unis et d’Israël en Syrie



« La gauche morale est devenue le substitut de la religion »

Jean Bricmont était à Montpellier le 8 avril 2010 à l’invitation des Amis du Monde diplomatique. L’intellectuel belge, proche de Noam Chomsky, a brossé un « panorama idéologique de l’histoire de la gauche et du socialisme ». Il a fustigé « la gauche des valeurs ». Ce qui prend un relief particulier au moment où Martine Aubry, la première secrétaire du PS, et plus localement, Hélène Mandroux, maire de Montpellier, choisissent de mettre en avant « les valeurs de la gauche » (1). Jean Bricmont a aussi évoqué quelques rares pistes pour agir « quand on n’est ni Lénine ni Cohn-Bendit ».

Une critique de l’anti-système

Il est possible que je dise des choses qui vous choquent. Ma position dans le fond est très modérée. Sur certaines choses, ma position paraît radicale uniquement parce que l’époque dans laquelle on vit, est radicale. Dans la mauvaise direction mais radicale. [...] Je souhaite faire une critique idéologique de la situation actuelle. Ce n’est pas une critique du système mais de l’anti-système ou une critique de la gauche. [...]
La crise de la gauche, à l’heure où il y a crise du système, est d’autant plus grave et manifeste que la crise du système est grave. On peut se réjouir que le système est en crise mais que fait-on pour y répondre ? Que fait-on ? Rien et personne ne sait que faire. Quand j’ai donné ce titre un peu provocateur ["Que faire quand on n’est ni Lénine ni Cohn-Bendit ?"], je me suis dit que ma réponse n’est pas la réponse communiste classique, ce n’est pas Lénine. Ce n’est pas Cohn-Bendit première version de mai 68 ni Cohn-Bendit deuxième version, social-libérale. Mais que peut-on faire ?

« La gauche est toujours anti »

Marx est un enfant des Lumières et du libéralisme des Lumières. Rien ne m’énerve plus que l’expression « gauche anti-libéral » parce que, quand la gauche se dit anti-libérale, elle veut dire qu’elle est anti-néolibéral et elle devrait dire qu’elle est anti-capitaliste. Mais elle ferait mieux de dire qu’elle est pro quelque chose. La gauche est toujours anti. : anti-raciste, anti-fasciste, anti-capitaliste, anti-libérale, anti-OGM, anti-nucléaire. Mais pourquoi ? On y reviendra.

Les libéraux actuels n’ont rien à voir avec le libéralisme classique. Les libéraux classiques étaient des gens qui voyaient deux pouvoirs oppressifs en face d’eux, l’État absolutiste et l’Église, et qui pensaient s’en libérer afin que l’individu puisse réaliser son plein potentiel. Leur version du marché libre n’avait rien à voir avec la version actuelle parce que c’était une société essentiellement de petits producteurs. Et disant : si ces petits producteurs peuvent se libérer de la tutelle de l’État absolutiste et de l’Église, ils pourront alors interagir et ça mènera à une situation d’humanité. [...] Ce projet a échoué parce qu’en libérant les forces du marché, on a eu, en même temps, avec la révolution industrielle, la naissance de la grande industrie. Et, avec celle-ci, on a eu une concentration de pouvoir entre les mains des capitalistes qui n’était pas tellement différente du pouvoir concentré contre lequel les libéraux s’étaient battus : celui de la féodalité, de la monarchie, de l’Église.

« La concentration des médias
fait que l’information et la liberté de débat sont perverties »

À partir du moment où des individus possèdent les moyens de production, ils peuvent dicter aux gens qui n’ont à vendre que leur force de travail, leurs conditions de vie, d’habitat, etc. qui fait que la réalisation de l’individu, dans ses aspirations personnelles, devient de facto impossible même si, en principe, les droits de l’homme existent, il y a la démocratie, etc. De plus, le processus démocratique est intrinsèquement perverti par cette concentration entre quelques mains des moyens de production puisqu’ils peuvent acheter les députés, faire pression sur les parlements, sur les gouvernements en disant (ça c’est la version moderne) : « Si vous n’êtes pas gentils avec nous, on délocalise. » De plus, j’anticipe mais au XXe siècle, la concentration entre quelques mains des médias fait que même l’information, la liberté de discussion et de débat qui étaient les conquêtes du libéralisme classique, sont perverties. Alors que de ces processus de discussion libre devraient émerger les solutions d’un point de vue libéral.

Ce n’est pas parce que le libéralisme classique a échoué qu’il faut rejeter les idéaux qu’il défendait. Tous les socialistes du XIXe siècle (Marx, Engels, Bakounine, Kropotkine, etc.) qui avaient certes des différences mais qui ne sont pas si grandes comparées à ce qui est venu après, avaient pour leitmotiv que, pour résoudre cette concentration, il fallait supprimer la propriété privée des moyens de production et les socialiser. Cela ne veut pas dire étatiser, nationaliser ou mettre sous le contrôle du gouvernement. Au XIXe, ce n’était pas ça : la socialisation c’est le contrôle effectif par la population de la production qui est déjà socialisée. À partir du moment où elle est socialisée, l’idée libérale fondamentale de la démocratie exige que cette production, tellement essentielle à la vie des gens, soit soumise à un contrôle démocratique. Le socialisme, pour moi, n’est rien d’autre que l’extension du libéralisme ou de la démocratie à la sphère économique qui est rendue nécessaire par l’émergence de la grande production.

« La question n’est pas l’État ou le marché mais plutôt :
qui décide dans les entreprises ? »

C’est une idée qui est totalement oubliée aujourd’hui parce que quand vous avez le débat entre la gauche et la droite, c’est presque toujours un débat entre l’Etat et le marché. Pour moi la question n’est pas l’État ou le marché mais plutôt : qui décide dans les entreprises ? Les travailleurs ou la collectivité ? Pas nécessairement l’État : on pourrait imaginer une société où toutes les entreprises sont autogérées par les travailleurs et sont toutes en relation par des mécanismes purs de marché. Je ne dis pas que c’est souhaitable mais on pourrait l’imaginer pour comprendre la différence entre le contrôle social de la production et l’Étatisation. Je ne suis pas contre une intervention de l’État dans l’économie mais c’est un tout autre débat. C’est important de comprendre que la socialisme émerge d’une façon naturelle comme une réaction à l’échec du libéralisme mais il n’est pas anti-libéral dans le sens profond du terme. Il accepte la liberté d’expression, de débat, la démocratie, le pluralisme, les conquêtes des lumières mais il dit : il y a ce problème de la concentration.

Il est très intéressant de lire des textes de socialistes classiques avant la guerre de 14. Par exemple Kautsky, le « renégat Kautsky » comme disait Lénine. [...] C’est un social-démocrate allemand mais il avait un programme de socialisation de l’économie. Vous en avez d’autres. Même ceux que l’histoire a gardé comme étant des gens compromis, des traites, etc., sont beaucoup plus radicaux que ce que vous avez aujourd’hui. Même le NPA ne va pas signer des choses pareilles.

« Le bolchevisme et le fascisme »

La guerre de 14 a marqué l’effondrement du socialisme classique pour deux raisons. De la guerre de 14, sont nés le bolchevisme et le fascisme. Loin de moi l’idée de dire que c’est la même chose mais ce sont deux phénomènes qui ont profondément handicapé le projet socialiste. [...] L’interprétation que je donne au mouvement bolchevique en Union soviétique est tout à fait différente de celle qui en a été donnée en occident. En particulier par les partis communistes mais aussi par leurs adversaires : trotskystes, maoïstes, etc. Pour moi, l’aspiration fondamentale du bolchevisme, c’est la modernisation d’un pays arriéré qu’était l’Union soviétique. Ce n’est pas moi qui l’ai inventé, ça a été remarqué en 1920 par Bertrand Russell (2). [...] Il décrit ça très bien : « Ce sont des fanatiques de l’industrialisation, ils vont poursuivre l’œuvre de Pierre Legrand et s’ils le font, c’est très bien mais s’ils prétendent être les représentants de ce qui a de plus avancé dans le socialisme européen, alors il faut les condamner pour cela. »

« L’erreur des communistes occidentaux
est d’avoir détruit l’idée du socialisme »

Et c’est exactement ce qu’on n’a pas fait. [...] L’erreur des communistes occidentaux n’est pas qu’ils ont commis le crime de soutenir l’horrible Staline mais qu’ils ont détruit, d’une certaine façon, l’idée du socialisme ici en identifiant les aspirations du socialisme avec ce qu’il se passait en Union soviétique. [...] En particulier ça a renforcé l’idée que le socialisme, c’est l’étatisme. Alors que c’est la socialisation.

D’autre part, on a eu le fascisme et le nazisme. Une grande partie de l’énergie de la gauche, pendant toutes ces années, a été consommée dans le combat contre le fascisme. Qui s’est terminé en 1945 par la victoire de l’armée rouge qui a encore renforcé le problème de l’identification du socialisme avec l’Union soviétique.

« Le développement de l’occident a toujours dépendu
de l’existence d’un monde extérieur à nous
où on pouvait aller déverser nos problèmes et chercher des richesses »

Un autre problème qui se posait au socialisme, c’est qu’il y a un impensé du socialisme du XIXe siècle – et ça, c’est leur erreur : c’est le colonialisme et l’impérialisme. Je ne crois pas que l’occident soit purement un produit de l’exploitation coloniale. En revanche, je crois que l’existence d’un arrière monde par rapport à l’Europe a toujours biaisé notre développement. [...] Contrairement aux sociétés traditionnelles qui vivaient en autarcie, le développement de l’occident a toujours dépendu de l’existence d’un monde extérieur à nous où on pouvait aller déverser nos problèmes et chercher des richesses. [...]

Après guerre, bien sûr, il y a eu les luttes anti-coloniales, une partie qui a absorbé une certaine énergie de la gauche. Mais il y a eu, pendant la période qui a commencé dans les années 30, quelque chose qu’on a tendance à sous-estimer : les gains sociaux-démocrates. Ce sont la sécurité sociale, la démocratisation de l’enseignement, les pensions, l’assurance chômage et maladie. Tous ces gains vont contre l’idéologie libérale classique. Pas celle du XVIIIe mais telle qu’elle devient au moment du développement du capitalisme où ce qui se dit libéralisme n’est plus du tout libéralisme.

Le véritable héritier du libéralisme c’est le socialisme. Mais ce qui devient le libéralisme, c’est la défense du grand capital, de la propriété privée des moyens de production au nom de la défense de la petite entreprise, au nom des idées libérales. On transpose les idées libérales à une situation nouvelle et on dit :« Ah ! L’épanouissement de l’être humain c’est le libre marché. » Y compris quand il y a des immenses capitalistes qui sont en concurrence avec des petits commerçants ou des travailleurs et qui peuvent les écraser. Ce libéralisme-là était toujours opposé à tout ce qu’on a. Si vous regardez l’histoire de la droite, elle s’est battue contre toutes les conquêtes sociales-démocrates. [...] Elles n’ont pas transformé le capitalisme mais dans un certain sens, elles l’ont fait. Si vous prenez le capitalisme à la fin des années 70 où on est au sommet de la montée des conquêtes sociales-démocrates, vous arrivez à un capitalisme très différent de ce que vous avez aujourd’hui et de ce que vous aviez 50 ans plus tôt.

« Le Parti communiste était en principe révolutionnaire
mais a été socio-démocrate »

En France c’est un peu particulier puisque celui qui a fait le plus ces programmes socio-démocrates, c’était un catholique de droite maurassien qui s’appelait De Gaulle. Vous n’avez pas eu à l’époque quelqu’un comme Olof Palme, par exemple. [...] De Gaulle l’a fait parce que c’était dans l’esprit du temps. Et, en face de lui, il avait un Parti communiste qui était en principe révolutionnaire mais qui, en pratique, comme le PCI en Italie, a été socio-démocrate. [...] Le Conseil national de la résistance est un programme social-démocrate. [...] Tout ce courant social-démocrate classique pour lequel j’ai évidemment de la sympathie parce que je le vois comme une résurgence, après tous les problèmes du fascisme et de l’effondrement de la guerre de 14, de l’idéal socialiste classique du XIXe siècle, s’est effondré curieusement, en France particulièrement, mais aussi ailleurs en Europe, à partir de 68 et particulièrement lors de l’accession de Mitterrand au pouvoir en 81. [...]

Il y a eu de tout en mai 68 mais ce qui est massif aujourd’hui, c’est son institutionnalisation. C’est la lente montée des soixantuitards dans les institutions qui commencent à prendre le pouvoir en 81. [...] Tout s’est passé à contre-temps. La social-démocratie était faite mais Mitterrand est venu avec un programme beaucoup plus radical, social-démocrate, de nationalisations qui pour moi n’était pas nécessairement bien pensé et pas adapté à l’époque [...] En 83, il y a des déficits, des problèmes avec le franc, il prend le tournant de la rigueur. Je ne vais pas le condamner mais tel qu’il a été fait, ça a été une rupture complète avec les idéaux de la gauche classique. Et on a eu vraiment une nouvelle gauche qui s’est instaurée, qui a pris le pouvoir et qui est la gauche qu’on rencontre aujourd’hui dans laquelle je ne me reconnais pas même si je me dis de gauche.

« Si vous parlez de la gestion et du contrôle de l’économie,
la gauche ne vous dit rien »

Sur le plan intérieur, l’idée de socialisme, de socialisation des moyens de production, a été remplacée, dans le discours, par les Droits de l’homme. Si vous écoutez la gauche, elle est toujours pour les Droits de l’homme, contre les discriminations,… Mais, si vous parlez de la gestion et du contrôle de l’économie, elle ne vous dit rien. Celui qui incarne ça encore plus que les socialistes français, c’est Tony Blair. [...] Il a dit : « La gauche a appris qu’il n’y a pas une façon de gauche et une façon de droite de gérer l’économie, il y a une seule façon de gérer l’économie et la gauche a appris à le faire aussi bien que la droite. » Donc il n’y a pas de débat sur la propriété privée des moyens de production, sur le contrôle démocratique de la production. Ça n’existe plus. Parce qu’il y a, soi-disant, une science économique qui est, en fait, la version néolibérale de la science économique, le paradigme dominant. La gauche comme la droite l’applique, ce sont des recettes économiques et on ne discute pas.

Mais quel peut-être le débat gauche/droite ? [...] Vous devez trouver un sens à être de gauche qui n’est pas de droite. Alors qu’a-t-on inventé ? Je vais peut-être être méchant mais je pense que c’est une invention, une arnaque : on a inventé l’antifascisme et l’antiracisme. On a fait mousser le Front national et du coup on a créé un danger fasciste contre lequel on a mobilisé la jeunesse. [...] On a aussi mobilisé les gens contre le racisme en faisant croire que la droite était d’une certaine façon nostalgique de Pétain, de l’Algérie, une droite raciste, etc. Ça a été le tournant idéologique autour des années 80. Évidemment, il y avait la crise du communisme. [...] Tout ce qui avait été l’essence du socialisme et de la social-démocratie européenne était discrédité au nom de l’anticommunisme avec lequel il n’avait rien à voir. [...] On a introduit la gauche morale qui est une gauche des valeurs. Vous entendez ça tout le temps : on a des valeurs, on est féministe, anti-raciste, anti-fasciste, pour la démocratie, pour les Droits de l’homme.

« Alors qu’a-t-on dit aux travailleurs ? »

L’astuce la plus scandaleuse, c’est qu’on a perdu la classe ouvrière. Parce que, en même temps qu’il y a ce processus de création la gauche morale, on a eu les pertes d’emplois, les délocalisations, les fermetures d’entreprises. Alors qu’a-t-on dit aux travailleurs ? « Écoutez, c’est l’économie, c’est géré scientifiquement, on ne peut rien y faire. Mais surtout ne soyez pas racistes, n’allez pas voter pour le Front national. » Et s’ils vont voter pour le Front national – et les statistiques montrent qu’ils le font – on dit : « Voyez, ça c’est des Dupont la joie, des beaufs, etc. » Et donc on a renforcé la stigmatisation du peuple qu’on était en train justement d’abandonner de toutes les façons possibles dans le programme même de la gauche. [...] On s’est mis dans une situation de plus en plus insupportable : la gauche du discours sur les valeurs, les gens qui font claquer leur bretelles en disant qu’ils sont des bons démocrates. Comme le dit Régis Debray : « La morale c’est quelque chose qu’on s’impose à soi-même, pas quelque chose qu’on fait aux autres. » Or, dans le discours dominant, c’est quelque chose qu’on fait aux autres, au peuple essentiellement à qui on dit : le racisme… Je ne conteste pas qu’il y a beaucoup de racisme mais je ne suis pas convaincu que l’anti-racisme du discours dominant fasse avancer les choses. [...]

« Si vous voulez changer les choses,
vous devez vous attaquer aux structures sociales. »

On a fait un retour en arrière gigantesque : avant 1845, avant les premières critiques que Marx faisait, dans l’idéologie allemande, à ce qui était la gauche morale de son temps. C’est Marx et les autres qui ont dit : « Le problème ce n’est pas la morale, les idées, la dialectique hégélienne, la religion. Ce n’est pas de ça dont il faut parler. C’est des structures sociales. Si vous voulez changer les choses, vous devez vous attaquer aux structures sociales. » Ils étaient tous comme ça. Ils avaient raison. Et tout ça, on l’a perdu. On l’a oublié. La gauche morale est devenue le substitut de la religion. On a une religion des Droits de l’homme, de la démocratie. [...] On fait des lois pour sanctionner les gens qui dévient de la religion. Mais comme la religion n’est pas le christianisme, ça passe pour de gauche mais ça a des effets catastrophiques.

« Tous les problèmes
qui sont au cœur de la réflexion de la gauche classique
ont disparu et sont gérés par la Commission européenne »

Le premier effet catastrophique que ça a, c’est l’Europe. On l’a faite avaler au nom de l’anti-fascisme, de l’anti-nationalisme. [...] Je n’ai rien contre l’Europe, contre son unification. [...] Mais je suis contre la perte de souveraineté. [...] La commission européenne est un pouvoir non démocratique, bureaucratique qui est pire que le pouvoir des capitalistes sur le peuple parce qu’on a recréé une espèce de monarchie absolue sauf que c’est une bureaucratie plutôt qu’une seule personne. Elle a un pouvoir énorme, elle prend énormément de décisions qui sont entérinées ensuite par les gouvernements nationaux qui sont obligés de le faire. Tous les problèmes économiques, de libre-échange, de commerce, de monnaie, tous les problèmes qui sont au coeur de la réflexion de la gauche classique ont disparu et sont gérés par la Commission européenne. [...]

« Les gens ne votent plus »

On a abandonné la démocratie. Un des résultats c’est la dépolitisation. [...] Les gens ne votent plus. [...] Vous n’avez pas d’autre politique possible. Si vous veniez avec un programme commun de gouvernement comme en 78 ou 81, l’Europe ne l’accepterait pas. Ça entrerait en contradiction avec toutes les règles de libre-échange de l’Europe. Et vous ne pouvez pas l’imaginer. Et si vous ne pouvez pas l’imaginer, de quoi discute-t-on ? Ah ! De la burqa. Eh oui ! On trouve ça ridicule de discuter de la burqa mais qui a créé ce problème si ce n’est la gauche morale qui a remplacé le discours sur les structures sociales par un discours sur les valeurs ? À partir du moment où on a porté le discours sur les valeurs, on se ramasse dans la gueule, le discours sur les valeurs de droite. [...] Et on est coincé, coincé, coincé.

Quelqu’un m’a demandé, avant de venir, si j’allais parler de « la vraie gauche ». Je veux bien mais le problème c’est que je ne sais pas où elle est parce que quand je regarde l’extrême gauche, en France du moins, j’ai l’impression qu’elle est comme la gauche morale. Mais en plus fort. Elle hurle encore plus fort par exemple quand il y a une petite phrase d’un président de région qu’on peut critiquer comme raciste. Je ne sais pas si vous pensez à quelqu’un… Ils n’ont pas d’alternative réellement et ils sont rentrés dans le discours des valeurs. Ou bien parfois, il y a le discours du retour de Marx. [...] Mais on fait un Marx complètement utopique, découpé de l’histoire du XXe siècle, des transformations sociales. [...] Alors que faire ?

« Pas de perspective de changement radical »

D’abord on pourrait dire : on va faire la révolution. [...] Les révolutions au sens où elles ont été fantasmées par les mouvements trotskystes, maoïstes, etc. non seulement n’ont pratiquement jamais eu lieu mais les vrais changements de régime violents ont presque toujours été de droite. [...] Je suis prêt à parier – je ne tiens pas à ce que ça arrive – que s’il y avait vraiment un effondrement économique [...] je ne parle pas de la crise actuelle qui est grave mais si vous aveiz une crise à l’argentine, vous auriez une révolution d’extrême droite. [...] Donc il n’y a pas de perspective de changement radical. Donc on est obligé de revenir à des choses simples, petites et de commencer par là. Ceci dit, les néolibéraux et les néo conservateurs n’ont jamais fantasmé la révolution. Ils ont dit : « On va changer les choses petit à petit. » Mais en 20 ans, ils ont changé beaucoup de choses. Ils ont détruit beaucoup mais ils ne l’ont pas fait d’un seul coup.

Premièrement, c’est très important de relégitimer, de rétablir la perspective socialiste fondamentale de la socialisation des moyens de production. Même si ce n’est pas demain qu’on va le faire, même si on ne peut pas le faire, ça change tout, à mon avis, dans les luttes. [...] Parce que si vous partez de la légitimité de la propriété privée des moyens de production alors vous dites simplement : les travailleurs doivent avoir une part de gâteau, un peu plus de dignité, de considération, etc. Mais si vous dites : « Non, tout est à nous rien n’est à eux. » Pour le moment on ne peut rien faire mais quand on se bat on part d’un point de vue de légitimité qui est très différent et ça, c’est très important psychologiquement.

« Il faut ne pas se soumettre au diktat européen »

Le deuxième point concerne le court terme. Il faut tout faire pour sauver les acquis sociaux-démocrates. [...] Mais comme l’Europe qui a été faite avec l’approbation de la gauche, de la nouvelle gauche, de la gauche morale, a été construite institutionnellement pour rendre le détricotage des acquis sociaux inévitable, il faut ignorer l’Europe. Alors je ne sais pas comment faire, je ne suis pas technicien de la politique mais il faut ne pas se soumettre au diktat européen. Je ne pense pas qu’on puisse sortir de l’Europe comme ça du jour au lendemain mais on peut faire comme si elle n’existait pas sur un certain nombre de choses. Ce que les pouvoirs actuels ont fait lors de la crise financière en créant des déficits qu’ils n’étaient pas supposés faire. Si on l’avait fait pour des raisons sociales, ça aurait été considéré comme totalement illégitime. [...]
L’Europe et les citoyens européens peuvent être un facteur de paix dans le monde par rapport aux Américains. Mais pour ça, il faut regagner notre souveraineté par rapport aux Etats-Unis. De même qu’il faudrait ignorer l’Europe, il faudrait ignorer l’Otan. [...] Il ne faut pas oublier que pendant la guerre du Vietnam, avec un anti-communisme fanatique dans les gouvernements européens, il n’y avait pas un soldat européen au Vietnam. [...] Maintenant tous les soldats européens servent de supplétifs aux Américains. [...] Ça n’indigne personne, il n’y a pas de manifestation, pas de protestation, pas de pétition, pas d’agitation dans les facultés parmi les intellectuels. Le mouvement de la paix a complètement disparu. Il faut recréer ça. La Palestine est un truc où l’Europe pourrait avoir une position moins alignée sur les Etats-unis et par conséquent sur Israël. [...] Par exemple appuyer par toutes les façons imaginables le mouvement Boycott désinvestissement sanctions (BDS).

« Je ne vois pas de sujet collectif
qui puisse être l’agent d’un renouveau »

Le premier obstacle c’est que je ne vois pas de sujet. Avant, la vieille gauche avait un sujet actif qui était en gros la classe ouvrière, le prolétariat autour duquel pouvaient se faire des alliances. Mais maintenant je ne vois pas de sujet collectif qui puisse être l’agent d’un renouveau. Ce qui était la classe ouvrière est terriblement divisé en raison de la question de la religion et en particulier de l’Islam. La droite évidemment a cette astuce très intelligente d’agiter le problème de l’Islam (voile, burqa, etc.) mais la gauche tombe trop souvent dans le piège. Je pense le plus grand mal des religions mais je pense qu’il faut une laïcité honnête qui ne soit pas sélectivement contre une religion particulière. Il faut un mouvement dans la population, un processus de paix comme on dirait au moyen orient avec les musulmans de France – et de Belgique. [...] On n’unifiera pas les forces populaires en France ou en Belgique ou ailleurs en Europe si on n’unit pas les musulmans et les non musulmans parce que les musulmans représentent une partie importante de ce qui, dans le temps, aurait été appelé la classe ouvrière, le prolétariat. Vous ne pouvez pas les ignorer. Particulièrement sur la Palestine. En France, le discours est tellement biaisé en faveur d’Israël, que les gens deviennent fous furieux.

« On ne contrôle plus le reste du monde »

Autre problème auquel je n’ai pas de réponse, c’est le « déclin de l’occident ». Utiliser cette expression est particulièrement provocateur puisque c’est le titre du livre de Spengler qui était un proto Nazi après la guerre de 14 mais l’expression me paraît très juste. [...] S’il y a une transformation sociale importante au XXe siècle, c’est la décolonisation. C’est l’émergence de cet hinterland que nous avions au moment de notre développement et ce monde-là nous échappe complètement. [...] On ne contrôle plus le reste du monde et c’est un fantasme qui continue à exister à gauche et à droite de faire comme si on contrôlait. [...] De même, les transformations de l’Europe font que vous ne pouvez plus trouver des dizaines et des dizaines de milliers de jeunes Français prêts à aller se faire tuer à Berlin ou sur la Somme. [...] On décline ça veut dire aussi qu’on se retrouve face à des Chinois qui disent, quand on veut faire des restrictions d’importation textile de la Chine : « Oui mais nous on doit vendre 20 millions de chemises pour construire un Airbus. » Et comme j’ai écrit dans l’article du Monde diplomatique : le jour où il construiront des Airbus, qui fabriquera nos chemises ?
On doit gérer notre déclin. Or tout le problème que je vois dans les manifestations culturelles et intellectuelles en France avec particulièrement un type qui est vraiment scandaleux pas seulement pour ses remarques racistes,Zemmour, c’est qu’on vit dans une France, une Europe qui est dominée par la nostalgie de notre glorieux passé – avec ses aspects pas très jolis – mais on ne regarde pas vers l’avenir. On n’essaye pas de s’inventer un avenir dans lequel nous devons vivre, dans un monde que nous ne contrôlons pas et où nous ne sommes pas les plus forts. Et ça, c’est vraiment le défi auquel je n’ai pas de réponse. Pour moi c’est le défi le plus important de notre époque qui justifie à la fois la défense de la paix et du socialisme. Mais comment l’accomplir ? Je vous laisse réfléchir à ça.



« Avec l’Europe, les socialistes ont créé les conditions d’impossibilité de leur propre politique »



Deuxième partie du compte rendu de la conférence de Jean Bricmont à Montpellier avec les questions-réponses et en particulier un débat autour de la décroissance, de la démographie, de la technologie, etc. Autres points abordés : les anarchistes, le Parti de gauche, la souveraineté versus le nationalisme, la socialisation des moyens de production, « la gauche morale », le déclin intellectuel de l’occident, etc.

Les questions sont parfois synthétisées ou réduites à un mot ou une expression. Écouter le son pour avoir la question complète.

Question(s) : selon Jean-Claude Michéa, même si on cherche à séparer libéralisme idéologique et économique, c’est une impasse parce que l’un ne peut aller sans l’autre. [...] Les décroissants disent que la société occidentale a pu devenir ce qu’elle est devenue parce qu’elle avait plusieurs mondes à sa merci mais que si tout le monde se met à avoir le monde pour soi, on n’a pas assez de planètes. Je crois qu’on ne s’en sortira pas tant qu’on continuera, et je suis d’accord avec Michéa là-dessus, à défendre le libéralisme quel qu’il soit.
Jean Bricmont : Je ne suis pas d’accord avec le lien du libéralisme dans ce sens-là [idéologique] avec le libéralisme économique. Je peux très bien avoir une vie individuelle, personnelle, sexuelle, une pensée libre c’est-à-dire non soumise à l’État ou à l’église et travailler dans un collectif autogéré ou peut-être comme fonctionnaire dans d’autres marchés libres. Je ne vois pas le lien logique entre les deux. Il y a eu un lien historique mais je trouve que c’est la grande qualité de Marx et des autres socialistes du XIXe d’avoir découpé le lien logique. [...]

« Les autres pays ont à leur disposition
des technologies que nous n’avions pas au XIXe siècle »

Pour l’histoire de la décroissance, je pense que les gens de gauche font souvent l’erreur de sous-estimer la possibilité de nouvelles technologies, de progrès technologiques. [...] Je ne suis pas convaincu du tout par l’argument : « Parce que nous nous sommes développés comme ça, les autres pays ne peuvent pas se développer. » Parce que les autres pays ont à leur disposition des technologies que nous n’avions pas au XIXe siècle. [...] Je ne suis pas convaincu que, d’ici 10-20 ans, on ne maîtrisera pas l’énergie solaire. Si on la maîtrise, on a une source d’énergie bon marché et pratiquement illimitée. Dans ce cas, ça change beaucoup le problème du besoin de plusieurs planètes. Donc je ne suis pas d’accord avec les décroissantistes parce qu’ils partent d’une crise absolument pessimiste. De plus, leur programme est totalement irréaliste. Mais enfin, ils pourraient avoir raison mais je ne suis pas adepte du catastrophisme. [...]

Questions : Les reliquats [de la gauche classique] peut-être un peu jaunis ne seraient-ils pas les gens qui sont à la Coordination des groupes anarchistes ou Alternative libertaire ? [...] L’énergie versus les autres problèmes environnementaux. [...] Déconstruire notre désaccoutumance à la croissance.
« Si tout saute, je pense que ce sera le fascisme »

JB : [...] J’ai plutôt de la sympathie pour le Parti de gauche. J’ai aussi des sympathies libertaires mais ma façon de comprendre l’anarchisme n’est pas contradictoire avec une certaine social-démocratie radicale. Je crois que c’est aussi le cas chez Chomsky c’était le cas chez Russell aussi. L’alternative chez les anarchistes c’est toujours le problème de la révolution, du Grand soir. [...] Je n’y crois pas. Si tout saute, je pense que ce sera le fascisme. [...] Un gros problème des anarchistes c’est de ne pas être à la fois anarchistes dans un idéal, comme disait Russel, vers lequel la société doit tendre tout en acceptant de faire des réformes. C’est quelque chose qui leur paraît totalement absurde mais qui me paraît naturel. [...]

« Au XXe siècle, on a accompli un progrès humain inouï :
la lutte contre la mortalité infantile »

Je rencontre souvent dans les débats, par exemple ceux des Amis du Monde diplomatique, une très forte hostilité à la techno science, etc. que je ne partage absolument pas. Au XXe siècle, on a accompli un progrès humain inouï : la lutte contre la mortalité infantile. [...] Je suis tout à fait en désaccord avec le fait de critiquer le capitalisme, l’impérialisme, le communisme, n’importe quel système économique, uniquement parce qu’il y a beaucoup de pauvres. Parce qu’entre le moment où vous avez des gens qui meurent en grand nombre et qui ne vivent pas et où vous avez des gens qui vivent bien, vous avez une période intermédiaire où il y a beaucoup de gens qui vivent mal. [...] Peut-être ne fallait-il pas lutter contre la mortalité infantile mais l’explosion démographique a eu lieu et c’est un résultat de la technologie. Et c’est un résultat globalement positif. Qui plus est, en cinquante ans – qui est une petite fraction de seconde à l’échelle de l’histoire humaine – on a trouvé le remède à ça : le contrôle artificiel des naissances par la contraception, l’avortement, etc. [...] Ce sont deux crises majeures de l’humanité qu’on a résolu au XXe siècle et ça me rend optimiste. Évidemment, ça a des contreparties. Souvent, j’ai l’impression quand j’écoute les décroissantistes que si on éliminait 4 milliards d’être humains – et ça, c’est eux et pas les capitalistes qui pensent à ça – ils n’y verraient aucun inconvénient parce que ce serait bon pour la terre, on pourrait vivre plus écologiquement, etc. Mais on vit avec ces gens, ils sont là, on ne peut pas les supprimer. Que va-t-on faire pour assurer une vie minimalement décente ? Je ne vois pas de solution non technologique à ça.

Questions : S’il y a beaucoup de pauvres, c’est pas seulement parce qu’il y a une augmentation démographique, c’est surtout aussi parce qu’il y a une répartition des richesses un petit peu aléatoire.

« J’ai l’impression que la décroissance
c’est une énième incarnation de la gauche morale »

JB : Bien sûr mais on ne peut pas s’attendre à ce qu’un système économique, quel qu’il soit, s’adapte, en si peu de temps, à une explosion démographique si rapide. [...] Je regrette que les critiques radicaux du système, en particulier les décroissantistes, ne prennent jamais ça en considération et ne disent jamais ce qu’ils vont faire avec tous ces gens. Rien ne nous dit que dans la décroissance, ces gens-là vont vivre mieux. J’ai l’impression que la décroissance c’est une énième incarnation de la gauche morale. On montre du doigt maintenant le prolétariat en disant : « Regardez il font leur shopping, etc. » [...] L’écart de revenu en France entre les revenus salariaux et ceux des capitaux. Cet écart, comme dans tous les pays occidentaux, a été augmentant dans les 20 dernières années. Ce qui s’est passé c’est que la gauche morale a fait tous ses discours de gauche morale et pendant ce temps là les capitalistes se sont cassés avec la caisse. J’ai peur qu’avec la décroissance, ce soit la même chose. On va dire au prolétariat de moins consommer et puis les autres vont consommer plus. Si on me dit, « la décroissance pour les hauts revenus, les capitalistes », Ok. Si on a un moyen de les maîtriser, qu’on commence par eux et puis qu’on discute pour les autres. Il y a dans le discours décroissantiste, un moralisme qui m’irrite exactement comme pour la gauche morale.

Question : L’envers des modes de production, c’est la consommation et son approche démocratique.

JB : [...] Plutôt que dire simplement augmenter la consommation, j’aurais plutôt tendance à dire augmenter la sécurité, la stabilité de l’emploi, la sécurité de l’existence pour que les gens soient plus rassurés sur leur futur, leur pension, sur ce qui se passe s’ils perdent leur emploi. Et des politiques macro économiques qui permettent de créer des emplois, des politiques industrielles. [...] Je ne veux pas spécialement augmenter la consommation mais je ne vois pas comment, dans la situation dans laquelle on a une telle perte des revenus du travail par rapport à ceux des capitaux, la gauche peut proposer une diminution de la consommation aux couches populaires. Il y a quelque chose d’indécent, là, or le discours décroissantiste fait ça exactement comme le discours antiraciste. Je suis pour diminuer la consommation comme je suis pour supprimer le racisme mais je pense qu’il faut le faire de façon réaliste et pas seulement tenir un discours qui finit par avoir l’effet inverse, de marginalisation du discours de gauche. [...]

Questions : Les nano-technologies. [...] L’optimisme technocratique était pardonnable du temps de Marx mais je pense qu’après le XXe siècle, il n’est plus de mise [...] On pense à l’avenir mais si on n’a plus de planète sous nos pieds, socialisme ou capitalisme, il n’y aura de toute façon plus rien.

« C’est aux forces sociales
d’utiliser la technique dans un sens positif »

JB : Il faudrait me réinviter pour une autre conférence parce que c’est très long de discuter tout le discours sur la technique. [...] Je reste fondamentalement convaincu qu’un marteau peut servir à enfoncer un clou dans le mur ou à fracasser le crâne de quelqu’un d’autre et que la personne qui décide sont les êtres humains. Je suis convaincu que les structures sociales dans lesquelles on vit font que l’usage de la technique est pervertie mais je reste convaincu que la technique est l’arme principale qui a permis à une partie de l’Humanité de sortir de la misère et qui permettra à l’avenir à l’Humanité de sortir de la misère et c’est aux forces sociales d’utiliser la technique dans un sens positif. [...] Le fait de nous voir comme des esclaves de la technique c’est une façon d’ignorer les forces sociales qui utilisent la technique à leur propre fin. [...] Détourner le discours vers la technique c’est une façon de détourner l’attention du problème fondamental qui reste le capitalisme entendu comme la propriété privée des moyens de production.

Questions : Le mot d’indécence fait référence à des valeurs morales. [...] et vous les condamnez en tant que programme politique [...] Que pensez-vous des pays d’Amérique centrale et latine qui essayent de reconquérir une souveraineté économique et politique vis à vis des Etats-unis ? [...] Quelle est la place du nationalisme dans votre idée de souveraineté ?

« Mon idéal politique c’est Allende »

JB : Une fois qu’on a certaines idées morales, on essaie de les mettre en pratique par des changements de structure plutôt que par du préchi-précha. [...] Il faut adapter à l’Europe ce qu’ils font [en Amérique centrale et latine] Pour moi ce que font Chávez et Morales – peut-être pas aussi bien que lui – c’est revenir à ce qui est pour moi l’idéal politique, mon héros politique : c’est Allende.
Le nationalisme c’est la version émotive de la souveraineté ou, si vous préférez, la souveraineté c’est la version rationnelle du nationalisme. J’essaye de défendre toujours des positions rationalistes. [...] Cependant je suis assez lucide pour me rendre compte que dans l’histoire, la souveraineté a souvent été associée au nationalisme. [...] Je suis suffisamment réaliste pour me rendre compte qu’on n’aura pas de souveraineté sans une dose minimale de nationalisme dont on peut espérer qu’il ne sera pas agressif. [...] En revanche, je ne suis pas d’accord avec la gauche morale qui fait des arnaques comme la construction européenne qui est antidémocratique, au nom de l’antinationalisme et qui fait comme si le maintien de la souveraineté nationale était fasciste, etc.
Questions : Comment peut-on revenir vers un contrôle des moyens de production ? [...] Quid de la monopolisation des finances ? [...] Toutes les perspectives de gauche, difficiles à définir aujourd’hui, ne dépendent-elle pas de la possibilité de redévelopper un contrôle non seulement sur les moyens de production mais aussi plus largement sur les moyens majeurs que sont le capital financier ? [...]

« Par pitié qu’on revienne aux fondamentaux : la lutte des classes,
la propriété privée des moyens de production et du capital financier »

JB : L’économie effectivement n’est pas seulement capitaliste mais aussi financière. [...] Non seulement les capitalistes sont partis avec la caisse mais ils nous ont enfermés dans la cave et ils sont partis avec les clés. Si tu prends l’Europe, par exemple, c’est vraiment le truc que les socialistes ont construit pour éviter les audaces du programme commun. On pourrait revenir au programme commun après l’échec de Mitterrand, sous une autre forme, mais ils ont verrouillé le truc pour qu’on ne puisse jamais, même dans 1000 ans, revenir à quelque chose comme le programme commun. Ça, c’est l’idée de l’Europe. Ils ont créé les conditions d’impossibilité de leur propre politique. Ça, c’est l’oeuvre des socialistes des années 80-90. Je ne sais pas par où commencer. Mais au moins qu’on en discute ! Mais au moins qu’on remette ça au centre de nos préoccupations ! [...] Par pitié qu’on revienne aux fondamentaux : la lutte des classes, la propriété privée des moyens de production et du capital financier.
Questions : Les acquis sociaux sont-ils liés à l’impérialisme ? Est-il possible de les maintenir sans impérialisme ? La question des délocalisations et de notre dépendance plus grande vis à vis du tiers monde qu’on ne contrôle plus contrairement à l’époque de la colonisation.

Questions : La globalisation économique. Une oligarchie financière internationale dirige-t-elle tout ?

JB : [...] Je ne suis pas du tout convaincu que les capitalistes américains dictent leurs conditions à la Chine. Ils le font jusqu’à un certain point  mais la Chine se renforce [...] .

Questions : La crise actuelle ne permettrait-elle pas de reréguler les flux financiers ?

« On aurait besoin d’économistes progressistes »

JB : Ce qui me frappe dans la crise, c’est que les outils intellectuels qui permettraient même à la gauche de proposer ça, n’existent plus. [...] On aurait besoin d’économistes progressistes. [...] Il y en a quelques uns mais il y en a très peu. [...] Donc on n’a pas d’idée, on n’a rien parce que, pendant tout un temps, on s’est amusé à faire la gauche des valeurs donc on n’a plus réfléchi à l’économie.

Questions : Le déclin [de l'occident] n’est-il pas avant tout intellectuel ?

« Je vois le déclin positivement »

JB : Il y a un pessimisme culturel dont on trouve certains aspects dans la philosophie de la décroissance qu’on trouve depuis la guerre en France et qui est lié au déclin. Si vous prenez les idées en Allemagne après la guerre de 14 [...], tous les courants de pensée sont extraordinairement pessimistes par rapport à la modernité et à mon avis – mais c’est mon interprétation cynique de la chose – ils sont pessimistes par rapport à la modernité parce que l’Allemagne avait pensé gagner la guerre sur la base de la science, de la technologie, de la modernité et elle la perd. [...] Je trouve la même chose en France après la guerre de 40. [...] Mais je vois le déclin positivement, je suis pour la décolonisation, je ne suis pas pour qu’on contrôle le reste du monde. [...]

Jean Bricmont a suggéré à Montpellier journal d’ajouter un lien vers un texte de Normand Baillargeon qui comporte un passage sur le point de vue de Noam Chomsky  – dont est proche Jean Bricmont – concernant notamment la science et la préservation de l’environnement. Ce que nous faisons bien volontiers :« Quelques observations de Chomsky sur certaines tendances de l’anarchisme actuel ». Et pour les anglophones, les propos de Noam Chomsky sur lesquels sont basés ce billet sont consultables et visionnables via le site reddit ou Znet.
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