Noam Chomsky: Les USA accélèrent l’Apocalypse

Par Noam Chomsky, le 4 juin 2013

Que va vraisemblablement nous apporter l’avenir ?
Un point de perspective approprié pourrait être d’essayer de contempler l’humanité de l’extérieur. Imaginez donc que vous être un observateur extra-terrestre qui essaye de comprendre ce qui se passe ici, ou imaginez que vous êtes un historien de, dans 100 ans – et vous regardez en arrière sur ce qui s’est passé maintenant. Vous verriez quelque chose d’assez remarquable...

  • Noam Chomsky: Les USA accélèrent l’Apocalypse
  • Vidéo "sur la mondialisation"
  • Article du Diplo "la mauvaise réputation"

"Chomsky est, avec Marx, Shakespeare et la Bible, l'une des dix sources les plus citées en sciences humaines." 
(The Guardian)

...Pour la première fois dans l’histoire de l’espèce humaine, nous avons clairement développé la capacité de nous détruire nous-mêmes. Cela est vrai depuis 1945. Il a maintenant enfin été reconnu qu’il y a d’autres processus à long terme comme la destruction environnementale qui se dirige dans la même direction, peut-être pas vers la destruction totale, mais au moins l’incapacité d’avoir une vie décente.

Et il y a d’autres dangers comme les pandémies, qui sont du fait de la mondialisation et de ses interactions. Il y a ceux qui essayent dur d’agir à propos de ces menaces, et d’autres qui essayent de les intensifier. Si vous regardiez qui ils sont, cet historien du futur ou observateur extra-terrestre verrait quelque chose de vraiment très étrange. Ceux qui essayent de pallier ou de surmonter ces menaces sont les sociétés les moins développées, les populations indigènes ou ce qu’il en reste, les sociétés tribales et premières nations au Canada. Ils ne parlent pas de guerre nucléaire mais de désastre environnemental, et ils essayent véritablement d’y faire quelque chose.

En fait, tout autour du monde – en Australie, en Inde, en Amérique Latine – il y a des batailles en cours et parfois des guerres. En Inde, c’est une guerre ouverte contre la destruction environnementale directe, avec des sociétés tribales tentant de résister à des opérations d’extraction de ressources qui sont localement extrêmement nuisibles, mais également globalement dans leurs conséquences. Dans des sociétés où des populations indigènes ont une réelle influence, beaucoup d’entre elles adoptent des positions fermes, et tiennent bon. Le plus fort de tous les pays eu égard au dérèglement climatique est la Bolivie, qui a une majorité indigène et des règles constitutionnelles protégeant les "droits de la nature".

L’Équateur, qui a aussi une grande population indigène, est le seul exportateur de pétrole que je connaisse où le gouvernement recherche de l’aide pour conserver le pétrole dans le sol, plutôt que pour l’extraire et pour l’exporter – et la terre est là où elle doit être.

Le président vénézuélien Hugo Chavez, qui est passé ad Patres récemment et avait été l’objet de moqueries, d’insultes et de haine à travers le monde occidental, avait assisté à une Assemblée Générale de l’ONU voici quelques années où il s’était attiré toutes sortes de railleries pour avoir appelé George W. Bush un démon. Il y livra également un discours qui était plutôt intéressant. Bien sûr, le Vénézuela est un producteur majeur de pétrole. Le pétrole fournit presque tout son produit intérieur brut. Dans ce discours, il avertissait des dangers d’un usage excessif des sources d’énergie fossiles, et pressait les pays producteurs et consommateurs de celles-ci à se réunir pour essayer de trouver des moyens d’en réduire l’usage. C’était assez incroyable venant de la part d’un pays producteur de pétrole. Vous savez, il était en partie Indien, d’origine indigène. À l’inverse des choses "drôles" qu’il a pu faire, cet aspect de ses actions à l’ONU ne fut même pas rapporté.

Donc, d’un côté vous avez les sociétés tribales et indigènes qui essayent de ralentir la course au désastre. Et de l’autre, les sociétés les plus riches et les plus puissantes de l’histoire mondiale, comme les USA et le Canada qui mettent le pied au plancher pour détruire l’environnement aussi rapidement que possible.

Les deux faces de la politique – le bipartisanisme, le président Obama, les médias et la presse internationale semblent attendre avec beaucoup d’enthousiasme ce qu’ils appellent "un siècle d’indépendance énergétique" pour les USA. L’indépendance énergétique est un concept presque vide de sens, mais laissez cela de côté. Ce qu’ils entendent, c’est: nous allons avoir un siècle pendant lequel maximiser l’utilisation des énergies fossiles et contribuer à la destruction du monde.

Et c’est à peu près pareil partout. Il faut le reconnaître, quand il s’agit de développement d’énergies alternatives, l’Europe fait quelque chose. Pendant ce temps-là, les USA, la nation la plus riche et la plus puissante de l’histoire mondiale, est la seule nation parmi peut-être une centaine qui comptent à ne pas avoir de politique nationale pour la réduction de l’usage des énergies fossiles, et qui n’a même pas d’objectifs d’utilisation d’énergies renouvelables. Ce n’est pas parce que la population n’en veut pas. Les États-Uniens sont assez proches de la norme internationale, en ce qui concerne leur inquiétude face au réchauffement climatique. Ce sont les structures institutionnelles qui empêchent le changement. Les intérêts du capital et du commerce n’en veulent pas et ils sont d’une puissance déterminante dans l’élaboration des politiques; vous obtenez donc un grand écart entre l’opinion et la politique sur une foule de thèmes, dont celui-ci.

Voilà donc ce que verrait un historien du futur – s’il y en a un. Il lirait peut-être aussi les journaux scientifiques actuels. Presque chacun d’entre eux contient une prédiction plus noire que la précédente.

"L’instant le plus dangereux de l’histoire"

L’autre problème, c’est la guerre nucléaire. Il est connu depuis longtemps que s’il devait y avoir une première frappe par une grande puissance, même sans réplique, elle détruirait sans doute la civilisation uniquement à cause des conséquences de l’hiver nucléaire qui s’ensuivrait. Vous pouvez le lire dans le Bulletin of Atomic Scientists. C’est uns chose entendue. Le danger a donc toujours été beaucoup plus grand que nous l’avons cru.

Nous venons de passer le 50e anniversaire de la crise des missiles de Cuba, qui avait été surnommée "le moment le plus dangereux de l’histoire" par l’historien Arthur Schlesinger, conseiller du président John F. Kennedy. Ce qu’elle était. Il s’en est vraiment fallu de peu, et cela n’a pas été la seule et unique fois. Et les pires aspects de ces graves événements, en quelque sorte, sont les leçons que nous n’avons pas apprises.

Ce qui s’est passé pendant la crise des missiles en octobre 1962 a été enjolivé pour faire croire que des actes de courage et d’empathie avaient eu lieu. La vérité est que l’épisode entier frise avec la folie furieuse. Il vint un point, alors que la crise atteignait son apogée, où le Premier Secrétaire soviétique Nikita Kruschchev écrivit à Kennedy lui proposant une issue par l’annonce publique du retrait des missiles soviétiques de Cuba en même temps que des missiles US de Turquie. En réalité, Kennedy ne savait même pas que les USA avaient des missiles en Turquie à l’époque. Ils étaient en train d’être retirés de toute façon, parce qu’ils se faisaient remplacer par les sous-marins nucléaires Polaris plus redoutables, de surcroît invulnérables.

Telle était donc l’offre. Kennedy et ses conseillers la prirent en considération – et la rejetèrent. À ce moment-là, Kennedy lui-même considérait la possibilité d’une guerre nucléaire entre 33% et 50%. Kennedy était donc prêt à accepter un risque très élevé de destruction massive afin d’établir le principe selon lequel nous – et seulement nous – (les USA, ndt) avons le droit à des missiles offensifs au-delà de nos frontières, en fait là où nous le voulons, et quel qu’en soit le risque pour les autres – et à nous-mêmes, si la situation se déréglait. Nous avons ce droit, mais personne d’autre.

Kennedy convint par contre d’un accord secret pour retirer les missiles que les USA étaient déjà en train de retirer, tant que celui-ci n’était pas rendu public. Kruschchev, en d’autre termes, devait retirer les missiles soviétiques ouvertement tandis que les USA retiraient les leurs obsolètes dans le secret; en gros, Kruschchev devait être humilié et Kennedy conserver son image de vainqueur. Il est encensé pour cet épisode: le courage et le calme sous la menace, et caetera. L’horreur de ses décisions n’est jamais mentionnée – essayez d’en trouver la trace dans les archives.

Et pour en rajouter une couche, quelques mois avant que la crise de Cuba ne se déclenche, les USA avaient envoyé des missiles avec des têtes nucléaires à Okinawa. Ceux-ci étaient orientés vers la Chine, pendant une période de tensions régionales fortes.

Et alors, qui s’en soucie? Nous avons le droit de faire tout ce qui nous plaît, où que ce soit sur la planète. C’était une terrible leçon de cette époque, mais il devait y en avoir d’autres.

Dix ans plus tard, en 1973, le Secrétaire d’État US (ministre des affaires étrangères, ndt) Henry Kissinger déclencha une alerte nucléaire de haut niveau. C’était sa façon d’aviser les Russes de ne pas interférer dans la guerre israélo-arabe en cours et, en particulier, de ne pas interférer après qu’il ait dit aux Israéliens qu’ils pouvaient violer un cessez-le-feu sur lequel les USA et la Russie venaient tout juste de s’accorder. Heureusement, rien ne se passa.

Dix années plus tard encore, le président Ronald Reagan était à la Maison Blanche. Peu après qu’il y soit entré en fonctions, ses conseillers et lui firent pénétrer à l’Air Force l’espace aérien russe pour tenter d’y obtenir des informations sur les systèmes d’alerte des Russes, l’opération Able Archer. Il s’agissait essentiellement d’attaques simulées. Les Russes avaient des doutes, quelques officiels de haut rang craignant  qu’il s’agissait là d’une première étape vers une véritable première frappe. Heureusement, ils ne réagirent pas, bien qu’il s’en fut fallu de peu. Et cela continue ainsi.

Que penser des crises iranienne et nord-coréenne

En ce moment, la question nucléaire fait régulièrement les unes dans le cas de la Corée du Nord et de l’Iran. Il y a des manières de traiter ces crises en cours. Elles ne fonctionneraient peut-être pas, mais méritent largement d’être tentées. Elles ne sont, cependant, même pas prises en considération, même pas commentées.

Prenez le cas de l’Iran, qui est considéré en Occident – pas dans le monde arabe, pas en Asie – comme la plus grande menace à la paix mondiale. C’est une obsession occidentale et il est intéressant d’en étudier les causes, mais je vais laisser cela de côté, ici. Y a-t-il un moyen de traiter avec la supposée plus grande menace à la paix du monde? En réalité il y en a quelques-uns. L’un d’entre eux, qui est plutôt raisonnable, avait été suggéré il y a un mois ou deux lors d’une réunion des pays non-alignés à Téhéran. En fait, ils étaient simplement en train de réitérer une proposition qui existe depuis des décennies, particulièrement appuyée par l’Égypte, et qui a été approuvée par l’Assemblée Générale de l’ONU.

La proposition est d’avancer vers l’établissement d’une zone exempte d’armes nucléaires dans la région. Cela ne serait pas la réponse à tout, mais constituerait une avancée plutôt significative. Et il y avait des moyens de le faire. Sous les auspices de l’ONU, il devait se tenir une conférence internationale en Finlande, en décembre dernier afin de mettre en œuvre des plans d’action pour y parvenir. Que s’est-il passé?

Vous n’en entendrez pas parler dans les journaux parce que cela ne fut pas rapporté – seulement dans des publications spécialisées. Au début du mois de novembre, l’Iran convint d’assister à la réunion. Quelques jours après, Obama l’annula, prétextant que ce n’était pas le bon moment. Le Parlement Européen sortit une déclaration réclamant qu’elle ait quand-même lieu, comme le firent aussi les états arabes. Il n’en est rien advenu. Nous allons donc nous diriger vers des sanctions toujours plus dures à l’encontre de la population iranienne – elles ne font pas de mal au régime – et peut-être vers la guerre. Qui sait ce qui va se passer?

En Asie du Nord-Est, c’est à peu près la même chose. La Corée du Nord est peut-être bien le pays le plus dingue de la Terre. C’est certainement un candidat sérieux à ce titre. Mais il y a du sens à essayer de comprendre ce qui se passe dans les esprits des gens qui agissent de façon insensée. Pourquoi ont-ils ce comportement? Mettez-vous à leur place, juste un instant. Rendez-vous compte de ce que cela voulait dire, pendant les années de la guerre de Corée du début des années 50, de voir votre pays se faire complètement raser, tout se faire détruire par une énorme superpuissance, qui en plus se félicitait de ce qu’elle faisait. Imaginez l’empreinte que cela vous aurait laissé(e).

Gardez à l’esprit que la direction nord-coréenne a certainement lu les journaux militaires publics de l’époque de cette superpuissance, expliquant que, puisque tout le reste avait été détruit en Corée du Nord, l’armée de l’air avait été envoyée pour détruire les barrages hydrauliques de la Corée du Nord, d’énormes barrages qui contrôlaient l’alimentation en eau – un crime, au fait, pour lequel des gens ont été pendus à Nuremberg. Et ces journaux officiels parlaient avec excitation de combien c’était merveilleux de voir l’eau descendre en trombe, excavant les vallées, avec les Asiatiques qui couraient partout pour essayer d’y survivre. Les journaux exultaient de ce que cela impliquait pour ces "Asiatiques", des horreurs au-delà de notre imagination. Cela impliquait la destruction de leur récolte de riz, ce qui par conséquent voulait dire la famine et la mort. Que c’est magnifique! Ce n’est pas dans notre mémoire, mais c’est dans la leur.

Tournons-nous vers le présent. Il y a une histoire récente qui est intéressante. En 1993, Israël et la Corée du Nord se dirigeaient vers un accord par lequel la Corée du Nord cesserait d’envoyer des missiles ou de la technologie militaire au Moyen-Orient, et Israël ferait la reconnaissance officielle du pays. Le président Clinton est intervenu et l’a bloqué. Peu de temps après, la Corée du Nord procéda à un essai mineur de missiles, en représailles. Les USA et la Corée du Nord parvinrent par la suite à un accord-cadre en 1994, qui mettait un arrêt à ses travaux nucléaires et était plus ou moins respecté par les deux parties. Quand George W. Bush vint au pouvoir, la Corée du Nord disposait peut-être d’une seule arme nucléaire et n’en produisait plus, de façon vérifiable.

Bush lança immédiatement son militarisme agressif, menaçant la Corée du Nord – "l’axe du mal" et tout ça – et la Corée du Nord se remit donc à son programme nucléaire.  Lorsque Bush quitta la présidence, ils avaient 8 à 10 armes nucléaires et un système de missiles, encore une autre grande réussite des néo-cons ("neo-conservative" – néolibéraux, ndt  ;) ). Entre-temps, d’autres événements eurent lieu. En 2005, les USA et la Corée du Nord parvinrent pour de bon à un accord, où la Corée du Nord devait stopper tout développement d’armes nucléaires et de missiles. En retour l’Occident, mais surtout les USA, devaient lui fournir un réacteur à eau légère pour ses besoins médicaux et cesser les déclarations agressives. Ils formeraient ensuite un pacte de non-agression et progresseraient vers l’entente.

C’était plutôt prometteur, mais Bush se mit à le saper presque immédiatement. Il retira l’offre du réacteur à eau légère et initia des programmes visant à contraindre les banques à cesser de gérer toutes les transactions nord-coréennes, même celles qui étaient parfaitement légales. Les Nord-Coréens réagirent en ravivant leur programme nucléaire. Et c’est ainsi que cela a avancé jusqu’ici.

C’est un fait reconnu. Vous pouvez le lire dans les journaux de grande distribution. Ce qu’ils disent, c’est: c’est un régime assez toqué, mais il suit une espèce de politique de renvoi de la balle. Vous faites un geste hostile et nous répondrons avec un quelconque geste dingue à notre sauce. Vous faites un geste accommodant et nous répondrons de même.

Dernièrement, par exemple, il y a eu des exercices militaires conjoints entre les USA et la Corée du Sud sur la péninsule coréenne qui, du point de vue du Nord, doivent paraître menaçants. Nous penserions qu’ils ont l’air menaçants s’ils se passaient au Canada et étaient dirigés contre nous. Au cours de ces exercices, les bombardiers les plus sophistiqués de l’histoire, des B-2 et des B-52 furtifs, se livrent à des attaques d’entraînement de bombardement nucléaire tout juste le long de la frontière nord-coréenne.

Cela déclenche assurément des sirènes d’alerte issues du passé. Ils se souviennent de ce passé, et réagissent donc d’une façon très agressive, et extrême. Alors, ce qui arrive comme idée à l’Occident en rapport à tout cela, c’est combien les dirigeants nord-coréens sont fous et incompétents. Oui, ils le sont. Mais ce n’est pas toute l’histoire, loin de là, et c’est la course du monde de nos jours.

Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’alternatives. C’est juste que les alternatives ne sont pas prises. Ceci est dangereux. Alors si vous demandez à quoi va ressembler le monde, ce n’est pas un joli tableau. À moins que les gens réagissent. Nous le pouvons toujours.


Noam Chomsky, citoyen états-unien, est Professeur Emeritus d’Institut au Département de Linguistiques et de Philosophie du Massachussets Institute of Technology (MIT). Il est l’auteur, entre autres, de "La Fabrication du Consentement".

[Note: Cet article est adapté (avec le concours de Noam Chomsky) d'une interview vidéo en ligne faite par le site web What, qui se dévoue à intégrer des connaissances issues de différents domaines avec l'objectif d'encourager l'équilibre entre l'individu, la société et l'environnement.]

Source: http://www.tomdispatch.com/blog/175707/tomgram%3A_noam_chomsky%2C_the_eve_of_destruction/


Aussi sur: http://globalepresse.com
http://www.salon.com/2013/06/04/noam_chomsky_america_is_accelerating_the_apocalypse_partner/
http://www.chaos-controle.com
www.sois.fr
http://globalepresse.com

Sur la Mondialisation : "l'avenir dépend de la volonté et du choix de chacun"





Haro sur un l'imprécateur  sur lemondediplomatique.fr
La mauvaise réputation de Noam Chomsky

Telle qu’elle est relayée par les grands médias, la vie intellectuelle française suscite parfois la consternation à l’étranger : phrases extraites de leur contexte, indignations prévisibles, « polémiques » de pacotille, intellectuels de télévision qui prennent la pose à l’affût du mot trop rapide qui servira de pâture à leurs éditoriaux indignés. En France, Noam Chomsky a été l’objet de campagnes de disqualification d’autant plus vives et régulières qu’il a su détailler, calmement, l’imposture d’un discours à géométrie variable sur les « droits de l’homme », lequel, souvent, couvrait les forfaits de l’Occident.
par Jean Bricmont

Le New York Times, qui n’aime guère Noam Chomsky (c’est réciproque), admet néanmoins qu’il compte au nombre des plus grands intellectuels vivants. En dehors des départements de linguistique, et des colonnes du Monde diplomatique, il reste néanmoins ignoré en France.

Quand son nom est évoqué, c’est trop souvent pour y associer ceux de Robert Faurisson ou de Pol Pot. Chomsky serait l’archétype de l’intellectuel passant son temps à minimiser ou à nier divers génocides dont l’évocation risquerait de servir l’impérialisme occidental. Il n’a d’ailleurs trouvé qu’un éditeur marginal, Spartacus, pour publier en 1984 ses Réponses inédites à mes détracteurs parisiens, compilation de lettres et d’un entretien, non publiés ou de façon tronquée et adressés à des journaux comme Le MondeLe Matin de ParisLes Nouvelles littéraires, pour répondre, entre autres, à des attaques de Jacques Attali et de Bernard-Henri Lévy. D’où l’importance de la publication récente de certains de ses textes (1).

Pendant la guerre du Vietnam, les écrits de Chomsky jouissaient d’une certaine audience en France. Mais, déjà à l’époque, un malentendu implicite commençait à poindre. Dans les mouvements anti-impérialistes dominait une mentalité de « prise de parti ». Il fallait choisir son camp : pour l’Occident ou pour les révolutions du tiers-monde. Une telle attitude est étrangère à Chomsky, rationaliste au sens classique du terme. Non pas qu’il se place « au-dessus de la mêlée » - rares sont les intellectuels plus engagés que lui -, mais son engagement est fondé sur des principes comme la vérité et la justice, et non sur le soutien à un camp historique et social, quel qu’il soit.

Son opposition à la guerre ne découlait pas du pronostic que la révolution vietnamienne offrirait un avenir radieux aux peuples d’Indochine, mais de l’observation que l’agression américaine serait catastrophique parce que, loin d’être motivée par la défense de la démocratie, elle visait à empêcher toute forme de développement indépendant en Indochine et dans le tiers-monde.

Dénoncer l’idéologie de l’Occident

Rigoureux, les écrits de Chomsky offraient aux opposants à la guerre du Vietnam des outils intellectuels précieux ; la différence d’optique entre lui et ses partisans en France pouvait alors passer pour secondaire. La contre-offensive politique et idéologique se déclencha quand, à partir de 1975, des boat people se mirent à fuir le Vietnam et, plus encore, lorsque les Khmers rouges commirent leurs massacres. Un mécanisme de culpabilisation de ceux qui s’étaient opposés à la guerre occidentale, et plus généralement à l’impérialisme, permit de leur imputer la responsabilité de ces événements. Mais, comme le fait remarquer Chomsky, reprocher à des adversaires de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979 les atrocités commises par les rebelles afghans depuis le retrait des troupes soviétiques ne serait pas moins absurde : s’opposant à l’invasion, ils avaient voulu empêcher une catastrophe dont portent la responsabilité ceux qui l’ont décidée, pas leurs adversaires. Presque banal, un argument de ce type est quasiment inaudible dans le camp occidental.

En France, la mentalité de camp avait conduit nombre d’opposants aux guerres coloniales à se bercer d’illusions sur la possibilité de « lendemains qui chantent » dans les sociétés décolonisées. Cela a rendu la culpabilisation d’autant plus efficace que la fin de la guerre du Vietnam coïncida avec le grand tournant de l’intelligentsia française, qui allait amener celle-ci à s’écarter du marxisme et des révolutions du tiers-monde et, peu à peu, avec le mouvement des « nouveaux philosophes », à adopter des positions favorables à la politique occidentale au Tchad et au Nicaragua. Une bonne partie des intellectuels français, surtout ceux de la « génération 68 », d’abord passive dans la lutte contre les euro-missiles (1982-1983), devint franchement belliciste au moment de la guerre du Golfe puis lors de l’intervention de l’OTAN au Kosovo.

N’ayant jamais eu d’illusions à perdre, Noam Chomsky n’avait aucun combat à renier. Il demeura donc à la pointe de la lutte contre les interventions militaires et les embargos qui, de l’Amérique centrale à l’Irak, ont provoqué des centaines de milliers de victimes. Mais pour ceux qui avaient opéré le grand tournant, Chomsky devenait un anachronisme bizarre et dangereux. Comment pouvait-il ne pas avoir compris que le bon camp était devenu celui de l’Occident, des « droits de l’homme » ? Et le mauvais, celui de la « barbarie à visage humain », pays socialistes et dictatures post-coloniales mêlées ?

L’étude de sa démarche intellectuelle permet de répondre. Une bonne partie de l’œuvre de Chomsky est consacrée à l’analyse des mécanismes idéologiques des sociétés occidentales. Quand un historien étudie l’Empire romain, il essaie de relier les actions des dirigeants de l’époque à leurs intérêts économiques et politiques, ou du moins à la perception que ceux-ci en ont. Au lieu de s’en tenir aux seules intentions avouées des dirigeants, l’historien met au jour la structure « cachée » de la société (relations de pouvoir, contraintes institutionnelles) pour décrypter le discours officiel. Cette démarche est tellement naturelle qu’il ne faut même pas la justifier. On l’applique à des sociétés comme l’Union soviétique hier, la Chine et l’Iran aujourd’hui. Nul expert sérieux n’expliquerait le comportement des dirigeants de ces pays en privilégiant les motivations que ceux-ci mettent en avant pour justifier leurs actions.

Cette attitude méthodologique générale change du tout au tout quand il s’agit des sociétés occidentales. Il devient alors quasi obligatoire d’accepter que les intentions proclamées de leurs gouvernants constituent les ressorts de leurs actions. On peut douter de leur capacité à atteindre leurs objectifs, de leur intelligence. Mais mettre en cause la pureté de leurs motivations, chercher à expliquer leurs actions par les contraintes que des acteurs plus puissants feraient peser sur eux revient souvent à s’exclure du discours « respectable ».
Ainsi, lors de la guerre du Kosovo, on a pu discuter des moyens et de la stratégie mis en œuvre par l’OTAN, mais pas l’idée qu’il s’agissait d’une guerre humanitaire. On a critiqué les moyens utilisés par les Etats-Unis en Amérique centrale dans les années 1980, mais rarement douté qu’ils voulaient protéger ces pays de la menace soviétique ou cubaine. L’argument qui motive ce curieux dualisme dans l’approche des phénomènes politiques est que nos sociétés sont « réellement différentes », à la fois des sociétés passées et des pays comme l’URSS ou la Chine, parce que nos gouvernements seraient « réellement » soucieux des droits de la personne ou de la démocratie.

Mais le fait que les principes démocratiques soient souvent mieux respectés « chez nous » qu’ailleurs n’empêche nullement d’évaluer empiriquement la thèse de la singularité occidentale. On peut y parvenir en comparant deux tragédies (guerre, famine, attentat, etc.) plus ou moins semblables et en observant la réaction de nos gouvernements et de nos médias. Or, quand la responsabilité de ces situations est imputable à nos ennemis, l’indignation est générale et la présentation dépourvue de la moindre indulgence. En revanche, si la responsabilité des gouvernements occidentaux ou de leurs alliés est engagée, les horreurs sont souvent minimisées. Pourtant, si les actions de nos gouvernements étaient réellement motivées par les intentions altruistes qu’ils proclament, ils devraient d’abord agir sur les tragédies dont ils sont responsables, au lieu de donner la priorité à celles qu’ils peuvent attribuer à leurs ennemis. Constater que c’est presque toujours l’inverse qui se produit oblige à retenir l’accusation d’hypocrisie. Une bonne partie de l’œuvre de Chomsky est consacrée à des comparaisons de ce genre (2).

Dans le cas de l’Indochine et du Cambodge en particulier, les écrits de Chomsky, souvent présentés comme une « défense de Pol Pot », ont cherché à comparer les réactions des gouvernements et des médias occidentaux face à deux atrocités presque simultanées : les massacres commis par les Khmers rouges au Cambodge et ceux des Indonésiens au moment de l’invasion du Timor-Oriental.

Concernant le Cambodge, l’indignation fut vive - autant qu’hypocrite (3). En revanche, au moment de l’action militaire indonésienne, les médias et les intellectuels « médiatiques » observèrent un silence presque complet alors même que les Etats-Unis et leurs alliés, dont la France, livraient à l’Indonésie des armes en sachant qu’elles seraient utilisées au Timor (4). Dresser la longue liste des non-indignations de ce type obligerait à revenir sur la Turquie et les Kurdes, Israël et les Palestiniens, sans oublier l’Irak, où, au nom du droit international, on laisse des centaines de milliers de personnes mourir à petit feu.

En se livrant à ce genre de comparaisons, Chomsky a pris le contre-pied de la mentalité de parti particulièrement accusée depuis le grand tournant : puisque le Bien (l’Occident et ses alliés) affrontait le Mal (les nationalismes du tiers-monde et les pays dits socialistes), l’analogie fut interdite. Or Chomsky fit pire. Refusant la duplicité qu’il reproche à nos gouvernants et à nos médias, il a toujours estimé qu’il devait d’aborddénoncer les crimes des gouvernements sur lesquels il pouvait espérer agir, c’est-à-dire les nôtres.

Même s’il n’entrait dans sa démarche nulle illusion sur les régimes « révolutionnaires » ou absolution des crimes commis par les « autres », il était presque inévitable que ceux-là mêmes qui avaient entretenu de telles illusions et accepté de telles absolutions l’accuseraient de tomber dans leurs travers. On peut comprendre la réaction d’une partie de l’intelligentsia française, soucieuse de brûler ce qu’elle a adoré et d’adorer ce qu’elle a brûlé et naturellement désireuse de se venger sur le dos des autres des erreurs qu’elle a autrefois commises. Parfois, Chomsky en a été plus agacé qu’amusé.

Il faut à présent aborder l’« affaire Faurisson », qui alimente les attaques françaises les plus virulentes contre Chomsky. Professeur de littérature à l’université de Lyon, Robert Faurisson fut suspendu de ses fonctions à la fin des années 1970 et poursuivi parce qu’il avait, entre autres, nié l’existence des chambres à gaz pendant la seconde guerre mondiale. Une pétition pour défendre sa liberté d’expression fut signée par plus de cinq cents personnes, dont Chomsky. Pour répondre aux réactions violentes que suscita son geste, Chomsky rédigea alors un petit texte dans lequel il expliquait que reconnaître à une personne le droit d’exprimer ses opinions ne revenait nullement à les partager. Elémentaire aux Etats-Unis, cette distinction parut difficilement compréhensible en France.

Mais Chomsky commit une erreur, la seule dans cette affaire. Il donna son texte à un ami d’alors, Serge Thion, en lui permettant de l’utiliser à sa guise. Or Thion le fit paraître, comme « avis », au début du mémoire publié pour défendre Faurisson. Chomsky n’a cessé de rappeler qu’il n’avait jamais eu l’intention de voir publier son texte à cet endroit et qu’il chercha, mais trop tard, à l’empêcher (5).

Condamner Chomsky dans cette affaire impose, au minimum, de dire ce que l’on réprouve exactement : une erreur tactique ou le principe même de la défense inconditionnelle de la liberté d’expression ? Dans le second cas, il faut alors indiquer que la France ne possède pas, en matière d’expression d’opinions, la tradition libertaire des Etats-Unis. Là-bas, la position de Chomsky ne choque presque personne. Parfois comparée à la Ligue des droits de l’homme, l’American Civil Liberties Union, dans laquelle militent de nombreux antifascistes, porte ainsi plainte devant les tribunaux si on interdit au Ku Klux Klan ou à des groupuscules nazis de manifester, fût-ce en uniforme, dans des quartiers à majorité noire ou juive (6). Le débat à ce propos oppose donc deux traditions politiques différentes, l’une dominante en France, l’autre aux Etats-Unis, et pas un Noam Chomsky, représentant d’une ultra-gauche dévoyée, face à une France républicaine.

Dans un monde où des cohortes d’intellectuels disciplinés et de médias asservis servent de prêtrise séculière aux puissants, lire Chomsky représente un acte d’autodéfense. Il peut permettre d’éviter les fausses évidences et les indignations sélectives du discours dominant. Mais il enseigne aussi que, pour changer le monde, on doit le comprendre de façon objective et qu’il y a une grande différence entre romantisme révolutionnaire - lequel fait parfois plus de tort que de bien - et critique sociale simultanément radicale et rationnelle. Après des années de désespoir et de résignation, une contestation globale du système capitaliste semble renaître. Elle ne peut que tirer avantage de la combinaison de lucidité, de courage et d’optimisme qui marque l’œuvre et la vie de Noam Chomsky.

Jean Bricmont

Professeur de physique à l’université de Louvain (Belgique).
Ce texte est la version abrégée de la préface d’un recueil de textes de Noam Chomsky,De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, Agone, Marseille, 2001.

(1) Outre De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis (Agone, Marseille), lire, pour les écrits les plus récents, Les Dessous de la politique de l’Oncle Sam(Ecosociété-EPO-Le Temps des cerises, Montréal-Bruxelles-Paris, 1996),Responsabilité des intellectuels (Agone, Marseille, 1998), Le Nouvel Humanisme militaire (Page Deux, Lausanne, 2000), La Conférence d’Albuquerque (Allia, Paris, 2001).
(2) Lire Edward S. Herman et Noam Chomsky, Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media, Pantheon Books, New York, 1988, et Noam Chomsky, Necessary Illusions. Thought Control in Democratic Societies, Pluto Press, Londres, 1989.
(3) Quand, en 1979, les Vietnamiens mirent fin au régime de Pol Pot, les Occidentaux décidèrent de soutenir les Khmers rouges, diplomatiquement à l’ONU, mais aussi, indirectement, sur le plan militaire. A contrario, dans le cas de l’Indonésie, de simples pressions occidentales auraient sans doute suffi pour arrêter les massacres.
(4) Ministre français des affaires étrangères, Louis de Guiringaud se rendit à Djakarta pour y signer un accord militaire. Puis il déclara que la France ne placerait pas l’Indonésie dans une situation embarrassante aux Nations unies à propos du Timor. In Le Monde, 14 septembre 1978.
(5) La version anglaise de ce texte, «  Some elementary comments on the rights of freedom of expression  », est disponible sur www.zmag.org.
(6) C’est ce qui s’est produit à Skokie (Illinois) en 1978.
« Le Monde diplomatique » ambitionne de faire vivre un journalisme affranchi des pouvoirs et des pressions. Une liberté qu'il doit essentiellement à ses acheteurs et abonné

Commentaires

Christine a dit…
Voici le lien d'un film qui mérite le détour
"L'évolution collective 2 : l'expérience humaine"
http://youtu.be/alcav1Ox9bg

Il nous éclaire peut-être sur notre avenir...

Posts les plus consultés de ce blog

Dossier 1/4 - Dr. Judy Wood "Where Did the Towers Go ?" - WTC 11/09 - un ouvrage scientifique - une autre vérité

Le canon de Pachelbel, le son qui soigne