L’alarme d’Edgar Morin
Edgar Morin, il y a un an, paraissait le livre d’une conversation que
vous aviez eue avant son élection avec celui qui allait devenir président de la
république, François Hollande. Dans le bref texte introductif ajouté le 31
juillet 2012, vous écriviez : « J’attends et j’espère que le
président Hollande annoncera un grand dessein, une nouvelle politique, une
nouvelle voie, un nouvel espoir au peuple français et qui indiqueront au monde
que la France est encore capable de formuler un message universel ».
Un an après qu’en est-il de cette attente ?
J’attends… (rire). Je ne suis pas encore
désespéré. J’attends encore parce que je fais le pari que l’aggravation de la
situation sur tous les plans, qui prendra des formes que je ne connais pas,
pourrait provoquer un sursaut, une prise de conscience chez le président. Voilà
pourquoi je ne désespère pas.
Mais je reste inquiet. Le président Hollande, nourri dans le
sérail du Parti socialiste, vient d’un parti qui a perdu sa pensée, celle qu’il
avait hérité des grands réformistes du début du XXe siècle. Nous avons besoin d’une
repensée politique et les obstacles à cette repensée politique sont énormes.

Or nos hommes politiques ne se cultivent plus, ils n’ont
plus le temps, leur connaissance du monde est fournie par des spécialistes et
des experts dont la vue est évidemment bornée à un domaine clos et il n’y a
personne pour faire la synthèse. Ils vivent au jour le jour, pressés par l’événement.
Vous connaissez ma formule : à force d’oublier l’essentiel pour l’urgence,
de faire de l’urgence l’essentiel, on finit par oublier l’urgence de
l’essentiel…
« On vit dans des idées obsolètes et inadéquates »
Mais n’est-ce pas précisément le bilan de la première
année de présidence Hollande ? Et l’organisation de ce séminaire
gouvernemental sur la France de 2025 n’en était-il pas l’aveu ? Comme une
façon de reconnaître qu’il manquait une vision ?
Voyons ce que va accoucher cette montagne… J’ajoute que ce
gouvernement comporte des personnalités diverses, ce qui est un bien, mais avec
des visées très différentes les unes des autres. Où la complémentarité n’arrive
pas à relier les antagonismes dans une nouvelle vision. C’est un gouvernement
composé par dosage de tendances alors qu’aujourd’hui, il faudrait une équipe
qui ait, au moins, une passion commune, une vision et une visée communes.
Il y a, ici ou là, chez tel ou telle ministre, des fragments
de la vision d’ensemble nécessaire. Mais ils ne sont pas reliés. De plus,
séparément et globalement, les énormes pressions du monde financier, du monde
technocratique ou du monde administratif finissent par inhiber les tendances réformatrices,
et il manque cette volonté de les unifier pour les renforcer. On est dans une
conjoncture qui nécessite une pensée que j’appelle complexe, le contraire
précisément des simplifications que sont la rigueur ou la sotte alternative
croissance/décroissance.
Quand on parle de croissance par exemple – laquelle est
devenue un mythe contredit par la décroissance qui est un autre mythe –, le
vrai problème, c’est de savoir ce qui doit croître et ce qui doit décroître.
Faire croître une économie verte, renouveler toutes nos sources d’énergies qui
deviendraient propres, faire décroître l’agriculture et l’élevage
industrialisés, dépolluer et humaniser nos villes selon de nouveaux critères
urbanistiques, etc. Bref il y aurait une grande politique économique à inventer
qui correspondrait à ce que fut en son temps la relance du New Deal de
Roosevelt. Ce qui signifie aussi que l’Etat doit restaurer un certain
nombre de prérogatives qui sont les siennes et ne doit pas les abandonner au
privé.
Je suis très frappé de l’expérience de l’Equateur où
il y a eu la révolution citoyenne de Rafael Correa en
2007. Avant, pendant ce que Correa appelle la longue nuit du néolibéralisme,
l’Etat avait abandonné le pétrole, privatisé toutes ses prérogatives. Il s’est
trouvé en faillite, la monnaie s’est effondrée, le dollar l’a remplacé…
Aujourd’hui, l’Etat reprend, par exemple, ce pétrole – 70% de ses revenus –
avec une visée humaniste, la politique du buen vivir, une politique
qui doit être centrée sur l’être humain et non pas sur l’économie. Et qui
a commencé à réduire les inégalités et le chômage. C’est certes un petit pays,
un pays périphérique, mais souvent les nouveaux départs viennent de la
périphérie.… En somme, on peut sortir de la fatalité des anciennes façons de
penser et d’agir.
Hélas, la nouvelle politique que je crois réaliste – et que
j’ai définie en détail en 2011 dans mon livre La voie, puis dans Le
chemin de l’espérance avec Stéphane Hessel –, elle est vue comme
utopiste par ceux qui se croient réalistes alors qu’ils sont emprisonnés dans
l’utopie de la compétitivité et de la croissance.
On vit dans des idées obsolètes et inadéquates dont on
attend néanmoins les recettes générales. La compétitivité, telle qu’elle
est comprise, ça veut dire liquider du personnel, licencier, dégraisser, et
pour ceux qui restent, des pressions organisationnelle telles qu’elles peuvent
rendre les gens malades, suicidaires. Ce qu’on appelle la compétitivité est une
réalité tragique. La vraie compétitivité d’entreprise consisterait à la
réformer, à donner de l’autonomie à ceux qui travaillent, à faire des
communautés de destin où chacun se sent à la fois solidaire et responsable. Là,
nous aurions des entreprises compétitives. Quant au problème de la dette qu’on
suspend au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès, il faudrait le
réexaminer. Je reprends l’exemple de l’Equateur qui avait une dette
énorme : ils se sont demandés quelle était la dette justifiée et celle qui
ne l’était pas. Et ils ont éliminé cette dernière.
C’est un chemin difficile, car les esprits ne savent ou ne
cherchent à se reconvertir, difficile parce qu’il faut penser de façon
complexe, par exemple à la fois croissance et décroissance, difficile parce
qu’il n’offre pas de certitude. Mais nous sommes dans une telle époque
d’hébétude, de résignation, de soumission qu’on ne conçoit pas le seul chemin
réaliste. L’opinion est hébétée, privée d’avenir, angoissée du présent, et une
partie va de plus en plus se réfugier dans ce qu’elle croit être le passé,
c’est-à-dire les racines nationalistes, pseudo-raciales ou religieuses. Même
les grandes affaires de corruption ne provoquent pratiquement pas de réaction
dans l’opinion comme si c’était devenu normal que la politique soit corrompue.
Il y a une aggravation intérieure de la situation. Elle se
manifeste par les progrès de ce qu’on appelle à tort les forces populistes, car
le mot populisme est un très beau mot qui a été un étendard dans de nombreux
pays d’Amérique latine contre les féodaux et contre les militaires. Laissons
tomber les étiquettes; d’ailleurs il en faudrait de nouvelles – extrême droite,
fascisme, etc., ça ne suffit pas. Disons qu’il y a eu historiquement deux
France, la France républicaine, celle du peuple de gauche, et la France
réactionnaire. Celle-ci a pris sa revanche sous Vichy, s’est décomposée à la
Libération, mais c’est un vichysme sans occupation allemande qui progresse
aujourd’hui. Et c’est le peuple de gauche qui dépérit
.
« Ce qui manque dramatiquement, c’est une pensée
complexe »
Mais est-ce qu’une partie de la gauche elle-même ne
participe pas à cette régression en ayant une vision passéiste de la France,
comme on le constate à propos de l’immigration et de la laïcité ?
La France qui, dans les faits, est une République à la fois
une et multiculturelle devrait l’inscrire dans la Constitution pour répondre à
la réalité. Avant même l’arrivée des immigrants de l’outre-mer, il y a eu la
France des Bretons, des Alsaciens, des Occitans, etc., un pays multiculturel,
un pays uni fait de multiples cultures. Là aussi on est prisonnier d’une pensée
binaire : ou bien la République homogène ou bien le communautarisme fermé.
Alors qu’au contraire, le multiculturalisme s’inscrit dans une unité ouverte et
riche, l’unité dans la diversité. Quand j’ai fait cette demande au candidat
Hollande, il a cru au risque du communautarisme. Il a pensé plutôt inscrire la
laïcité dans la Constitution.
Mais cette laïcité, il faut la régénérer !
L’instituteur, qui a joué un rôle admirable, croyait que le progrès était une
loi historique, quasiment déterminé par l’évolution humaine, alors
qu’aujourd’hui, nous savons qu’il est incertain. L’instituteur pensait que la
raison telle qu’il la croyait élucidait le monde entier alors qu’aujourd’hui,
on se rend compte que la raison a non seulement ses limites mais ses
perversions dans la rationalisation et dans la raison instrumentale. Et
l’instituteur, il croyait qu’avec le progrès et la raison, la démocratie ne
pouvait que s’épanouir, alors que nous voyons bien qu’il y a une crise de la
démocratie.
Alors ça veut dire quoi aujourd’hui la laïcité ?
Revenir à ces slogans vides ? Non, c’est régénérer la source, celle d’une
pensée interrogative où la raison s’interroge sur elle-même et pas seulement
sur les croyances religieuses. Une pensée qui, sans arrêt, se régénère dans
l’humanisme, un humanisme qui aujourd’hui devient concret alors qu’hier, il
avait ses œillères, réservé aux Européens, aux Blancs, aux coloniaux… Alors
qu’aujourd’hui, nous découvrons la diversité humaine, nous avons accès à elle.
Il nous faut retrouver les sources vivantes de la laïcité, celle qui n’a pas
peur des religions. Toutes les sociétés ont leur religion. La société la plus
technique, la plus matérialiste, la plus marchande, celle des Etats-Unis, c’est
aussi la société la plus religieuse du monde occidental.
Ce qui manque dramatiquement, c’est une pensée complexe
capable de traiter les problèmes fondamentaux pour armer les citoyens. Ma
critique ne vise pas personnellement Hollande, mais elle vise l’ensemble de la
classe politique qui est en panne d’idées régénératrices. Il faut toujours être
inquiet quand on voit un calme impressionnant comme ceux qui précèdent les
orages. Je me souviens qu’en 1967-1968, il y a eu le surgissement partout de
révoltes étudiantes, de la Californie jusqu’aux pays de l’Est, et rien en
France jusqu’en mars 1968. Et là de façon tout à fait inattendue, à partir
d’incidents minimes à la cité universitaire de Nanterre, est arrivée en France
la plus grosse des insurrections qui a dépassé le monde étudiant et a touché
les travailleurs avec la plus grande grève ouvrière.
Que va nous révéler la sortie de cet état d’atonie, cette
explosion, cet inattendu ? Il suffit souvent d’un petit rien. Au Brésil,
la hausse des transports publics a provoqué la mise en cause générale de la
corruption, de la classe politique, des Jeux olympiques…
Et l’inattendu ou l’imprévu ont frappé pareillement ces
derniers mois en Turquie ou en Maroc, dans des protestations démocratiques…
Oui, mais l’absence d’une pensée régénératrice se fait
encore plus sentir. Au départ, il y a l’aspiration de la jeunesse qui exprime
cette quête d’un épanouissement individuel au sein d’une vie collective, cette
demande de plus d’individualité et de plus de communauté qui traverse toute
l’histoire humaine face aux dominations, aux hiérarchies, aux spécialisations,
aux asservissements, etc. Mais il y a aussi le risque que, comme en Egypte, ces
aspirations prennent une forme régressive. Même quand elles sont animées par la
meilleure des volontés, même quand elles mettent à bas une dictature, ce qui
manque à ces sursauts populaires, c’est aussi ce qui nous manque à nous :
une pensée qui dise où aller. Les mouvements se dispersent ou se
divisent, et ce fut le cas aussi pour les Indignados
espagnols et pour Occupy aux
Etats-Unis. Ils retombent faute d’une pensée qui conçoive la voie qui
conduise à ce que j’ai appelé la métamorphose…
« Les lanceurs d’alerte sont des porteurs de vérité »
Mais il ne suffit pas de penser juste (ou de croire que
l’on penser juste) pour agir bien. Il y aussi toute la question des médiations,
politiques, partisanes, étatiques, etc. Vous citez souvent le poème d’Antonio
Machado Caminante, no hay caminoqui dit, en substance, à ceux
qui marchent qu’il n’y a pas de chemin et que le chemin s’invente en marchant. Donc autant que la façon
dont on pense, il y a comment on agit.
Quel est le nœud décisif ? Bien sûr, au vu de la
première année de présidence Hollande, on peut dire : voici un gouvernement
d’hommes qui se sont laissés encercler par les intérêts dominants, qui n’ont
pas pu les surmonter, qui n’ont pas été assez déterminés. Mais le nœud
fondamental, c’est qu’ils ne pensent pas qu’une autre politique soit possible.
Leur structure de pensée vit dans ces cadres donnés et, comme ils ne peuvent
pas en sortir, ils pensent que toute autre proposition est utopique,
aventureuse, impossible. Les pressions que subissent ces gouvernants et ces
ministres, ils les subissent d’autant plus qu’ils ne sont pas habités par la
pensée qu’on peut faire autre chose.
C’est pourquoi j’aime bien le comité Roosevelt 2012,
que Pierre Larrouturou m’a demandé de présider, car il
montre, sans sectarisme ni dogmatisme, qu’une autre voie économique est
possible. Bien entendu, je ne suis pas un idéaliste, et je ne crois pas que la
seule crise soit une crise de pensée. C’est une crise de société, de civilisation,
d’Europe, d’Humanité, mais elle est inséparable de cette crise de pensée. Et le
temps presse. Nous allons vers des événements qui ne peuvent que s’aggraver. Je
ne pense pas seulement à la crise économique, mais à la conjonction sur le plan
mondial de fanatismes multiples qui provoquent une série de guerres locales, au
cancer du Moyen-Orient qui s’est élargi, à la spéculation financière qui
continue à triompher…
Je fais toujours la part de l’improbable qui est la part de
l’espoir, du changement. Mais seule la prise de conscience des énormes dangers
vers lesquels nous allons, nous France, nous Europe, nous humanité,
provoquerait des sursauts salutaires.
On vous sent plus inquiet que d’ordinaire, plus
alarmiste, plus soucieux du péril que de ce qui sauve…
Mes souvenirs d’adolescence, c’était une marche
somnambulique vers la guerre, sans qu’on en prenne conscience, sauf quelques
isolés qui lançaient des alertes. Ce somnambulisme était dominant, y compris
après Munich. L’inconscience des hommes et la dispersion des idées
l’emportaient. Rétrospectivement, c’est l’aveuglement qui a dominé les
responsables politiques. Je pense qu’un autre aveuglement est en train de
s’installer aujourd’hui. Il y a toutes les raisons d’être pessimiste. Mais le
surgissement de l’imprévu, de l’improbable, de l’impensable, se fera de toute
façon. Sera-t-il un bon imprévu ? Je n’en sais rien.
Dans l’imprévu positif, il y a les potentialités
démocratiques de la révolution numérique, cette information sans frontières, ce
partage des savoirs, cette communication horizontale. Mais 2013 n’est-elle pas,
là aussi, une année sombre avec le sort réservé aux lanceurs d’alerte, Assange
toujours en résidence surveillée, Manning condamné à 35 ans de prison, Snowden
se heurtant à une planète sans visa, Greenwald et son compagnon pourchassés,
etc. ?
J’ai fait un tweet disant que Assange et Snowden méritaient
un Prix Vérité, s’il existait, et qu’il fallait leur offrir le droit d’asile.
Les lanceurs d’alerte sont des porteurs de vérité. Il faut parler de la
grandeur de la mission qu’ils se sont donnés. Internet est le siège d’un
déploiement d’énormes puissances capables de contrôler n’importe quel citoyen à
n’importe quel moment. Et en même temps, il nous montre que de minuscules David
peuvent porter des coups très durs aux énormes Goliath. L’énorme colosse a un
talon d’Achille, et la lutte gigantesque du bien contre le mal prend des
aspects de science-fiction, ces fictions où souvent un individu ne sait pas
qu’il est l’élu pour sauver l’humanité. Dans le film Matrix,
la machine énorme contrôle tout mais, dans les sous-sols, un petit gars réussit
à résister. Heureusement, il arrive parfois dans l’histoire, qu’à un moment
donné, un individu solidaire ébranle les dominations les plus établies.
Aujourd’hui, cette lutte grandiose s’effectue à travers
Internet. Nous ne sommes donc pas totalement désarmés puisque le message des
hacktivistes, c’est de nous révéler ce qui est caché, ce que l’on nous cache,
et de le mettre à la disposition de tous. Et puis, au sein de la pire
organisation, il y a toujours un individu qui n’en peut plus et qui se révolte,
se réveille, trahit apparemment son camp parce qu’il ne peut pas trahir sa
vérité. Dans le grouillement des réseaux sociaux, il y a de tout, certes de la
rumeur stupide ou trompeuse d’écran à écran et non plus de bouche à oreille,
mais aussi des vérités, des relations, des partages. Internet, c’est un cosmos,
un réseau neuro-cérébral artificiel sur toute la planète dans laquelle nos
cerveaux entrent en jeu. Nous sommes définitivement entrés dans le monde de
l’ambivalence et de la complexité.
« Si tu ne cherches pas l’inespéré, tu ne le trouveras
pas »
Mais derrière la bonne nouvelle du David contre Goliath,
il y a la grande solitude de ces nouveaux héros. Et cette régression de voir le
pays du Free speech, du Premier amendement, de l’élection d’Obama contre Bush, être
acharné à persécuter les lanceurs d’alerte…
Il y a une tragédie. Obama a trahi sa propre pensée. Ce
n’était pas simplement un pragmatique . C’était quelqu’un qui avait une pensée
profonde sur les Etats-Unis, sur l’Afrique, sur le monde musulman… Tout ce
qu’il a écrit avant d’être président est plein de beauté et de vérité. Et ce
qu’il y a de terrible, c’est qu’une grande partie de ce qu’il a fait va dans le
sens contraire de ce qu’il pensait.
Dans ce contexte, l’histoire de l’avion
de Evo Morales est immonde. Voici un chef d’Etat, ce président
bolivien qui a rendu la dignité à son peuple, à qui on interdit le ciel
français et dont on fouille l’avion à Vienne. Quel mépris, quelle
indignité ! Alors que le président Morales représente un des phénomènes
les plus importants, les plus salubres en Amérique latine, celui de
l’émancipation d’un peuple andin politiquement et sociologiquement exclu.
La France n’a vraiment pas tenu son rôle. Il y a une telle
vitalité, par contraste, en Amérique latine… Quand j’en reviens, notre monde
hexagonal me semble figé, sclérosé, desséché, alors que là bas, ça vit, ça
bouge, ça avance, même dans la tragédie.
Mais cette morosité française, est-ce celle du pays ou de
sa tête ? L’immense succès du manifeste de Stéphane Hessel, Indignez-vous !,
n’a-t-il pas montré l’existence d’une attente et d’une disponibilité que
politiques et dirigeants ne savent pas mobiliser ?
Oui, mais la réception du message est dispersée, non
reliée. Cela ne communique plus entre la société et le pouvoir, entre les
clubs de pensée régénératrice et les politiques, comme au temps du Club Jean
Moulin. La compartimentation s’est accrue, la spécialisation a augmenté.
Partout, je bute sur la non-communication, et l’impératif de reliance devient
primordial. Nous sommes trop dispersés. Il manque un lien, pas un parti au sens
classique.
Une ligue, une association ? Marx disait dans le Manifeste
communiste, qui allait donner naissance à l’Association internationale des
travailleurs, que les communistes ne sont d’aucun parti et qu’ils sont là où il
y a le mouvement général. Aider à la naissance du mouvement général, mais ne
pas vouloir le monopoliser. Je suis pour la reliance, rassembler les
initiatives créatrices, faire du lien, créer du lien, mettre en relation.
De la reliance, encore de la reliance, toujours de la
reliance ! C’est cela qui donnera de l’audace, encore de l’audace,
toujours de l’audace.
Dans l’un de ses discours de campagne électorale,
François Hollande avait prêté à un Shakespeare introuvable cette
citation : « Ils ont échoué parce qu’ils n’ont pas commencé
par le rêve. » Et il ajoutait : « Nous
réussirons parce que nous commencerons par évoquer le rêve. » Depuis
qu’il est au pouvoir, c’est de réalité qu’il nous parle, plus de rêve. Est-cela
qui manque, le rêve ?
« Notre propos est de dénoncer
le cours pervers d'une politique aveugle qui nous conduit aux désastres »
Le mot de rêve n’est pas le bon. Ce qu’il faudrait c’est
ranimer l’aspiration humaine à la liberté, à l'autonomie et à la communauté qui
traverse les siècles et a inspiré socialisme, communisme et libertarisme. Nous
sommes victimes du faux réalisme. Ce qui est cru comme réaliste par la classe
politique et la classe dirigeante est utopique, et ce qu’ils jugent utopique
peut, au contraire, être réaliste. Leur utopie c’est qu’on ne peut pas sortir
du néo-libéralisme, de la croissance, de la compétitivité féroce.
Contre ce pseudo-réalisme, le vrai réalisme se nourrit
d’aspiration, c’est-à-dire en partie d’utopie. Groethuysen le
disait déjà : « Etre réaliste, quelle utopie ! » Avertissement
auquel il faut ajouter cette recommandation d’Héraclite : « Si
tu ne cherches pas l’inespéré, tu ne le trouveras pas. »
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