La terrible croisade "oubliée" du cardinal Ratzinger en amérique du sud, explique l'arrivée d'un pape argentin


par Maurice Lemoine, mars 2013 Le Monde Diplomatique
Dans les commentaires sur la renonciation du pape Benoît XVI, une tonalité domine : en quittant son trône avec « courage et panache », le souverain pontife se conforme aux critères de la modernité. Pourtant, en Amérique latine, le souvenir qu’a laissé l’ex-cardinal Joseph Ratzinger restera associé à un grand bond en arrière.


Retour sur les années 1960 — époque où dom Hélder Câmara, l’archevêque de Recife qui incarne la conscience des catholiques progressistes du continent, fait le constat demeuré célèbre : « Quand je donne à manger aux pauvres, on dit que je suis un saint ; quand je demande pourquoi ils sont pauvres, on me traite de communiste. » La misère, l’analphabétisme, la marginalisation de dizaines de millions d’habitants ont provoqué la radicalisation d’un grand nombre de chrétiens ainsi que de certains membres de la hiérarchie. Dans un climat d’aggiornamento, sous le pontificat de Jean XXIII et surtout à partir du concile Vatican II (1962-1965), l’encyclique Populorum progressio apporte, en mars 1967, la caution de Rome aux prises de position du clergé progressiste, en particulier brésilien.
Du 26 août au 6 septembre 1968, inaugurée par Paul VI, la deuxième conférence générale de l’épiscopat latino-américain se réunit à Medellín (Colombie). Lors de sa première assemblée, un jeune théologien péruvien, Gustavo Gutiérrez, présente un rapport sur la « théologie du développement ». L’idée faisant son chemin, le document final, après avoir affirmé que le continent est victime du « néocolonialisme », de l’« impérialisme international de l’argent » et du « colonialisme interne », reconnaît la nécessité de « transformations audacieuses, urgentes et profondément rénovatrices » (1). Cette profession de foi marque l’acte de naissance de la théologie de la libération. Procédant à une lecture engagée de l’Evangile, l’une de ses convictions centrales est qu’il existe, à côté du péché personnel, un péché collectif et structurel, c’est-à-dire un aménagement de la société et de l’économie qui cause la souffrance, la misère et la mort d’innombrables « frères et sœurs humains ». Dans les campagnes, les quartiers populaires et les bidonvilles, une génération de membres du clergé s’engagent concrètement, et donc politiquement, aux côtés des plus démunis.
D’ordinaire maussade, l’expression des évêques conservateurs s’assombrit encore. Trois pôles de résistance se manifestent : l’Argentine et le Brésil, gouvernés par les militaires sans que ne s’en émeuvent ces prélats, ainsi que la Colombie. Nul n’est donc surpris quand la tentative de reconquête du terrain perdu à Medellín met en première ligne un ressortissant de ce pays, Alfonso López Trujillo. Son rôle s’amplifie lorsque, évêque auxiliaire de Bogotá, il est élu secrétaire général du Conseil épiscopal latino-américain (Celam), en novembre 1972, avant d’en devenir ultérieurement le président jusqu’en 1983. A partir de 1973, les dirigeants de cet organisme dénoncent une « infiltration marxiste » de l’Eglise. Les théologiens de la libération l’ont pourtant maintes fois répété : du marxisme, ils n’utilisent que les concepts qui leur apparaissent pertinents — la foi dans le peuple comme artisan de son histoire ; certains éléments d’analyse socio-économique ; le fonctionnement de l’idéologie dominante ; la réalité du conflit social (2). Mgr López Trujillo ne s’en efforce pas moins de torpiller ce courant. Et va bientôt recevoir un sacré coup de pouce : l’aide du Vatican.
Après la mort de Paul VI, c’est le polonais Karol Wojtyla, devenu Jean Paul II le 16 octobre 1978, qui préside la troisième conférence générale de l’épiscopat latino-américain de Puebla (Mexique). Tous les pays de la région, sauf quatre, sont alors soumis à des régimes militaires. Alors que les évêques confirment le « choix prioritaire des pauvres », le nouveau pape évite toute déclaration sur les tensions qui traversent l’Eglise latino-américaine. Mais il s’abstient tout autant de dénoncer les régimes dictatoriaux. Marqué par son expérience d’un pays du bloc de l’Est, férocement anticommuniste, il adopte une lecture simpliste des événements et, en 1981, appelle à Rome un théologien allemand avec qui il a noué des liens personnels, le cardinal Ratzinger, qui devient préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi — l’ancienne Inquisition.
Avec, pour toute expérience de terrain, un an de vicariat dans une paroisse munichoise, le nouvel « idéologue en chef » devient le meilleur appui de Mgr López Trujillo (qui le rejoindra, en 1983, en tant que membre de ladite Congrégation). Dans une ambiance de guerre froide, le Nicaragua en particulier devient une sorte de « modèle polonais » où la hiérarchie est appelée à la résistance ouverte contre le régime sandiniste — d’inspiration chrétienne autant que marxiste —, et un partenariat informel se noue entre le Vatican et les Etats-Unis de Ronald Reagan pour, entre autres, combattre la « menace communiste » en Amérique centrale.
Lors d’une conférence prononcée au Vatican, en septembre 1983, Ratzinger se livre à un violent réquisitoire : « L’analyse du phénomène de la théologie de la libération fait apparaître clairement un danger fondamental pour la foi de l’Eglise (3). » Dénonçant une radicalité« dont la gravité est souvent sous-estimée parce que cette théologie n’entre dans aucun schéma d’hérésie existant à ce jour », il observe :« Le monde en vient à être interprété à la lumière du schéma de la lutte des classes. (…) Le “peuple” devient ainsi un concept opposé à celui de “hiérarchie” et antithétique à toutes les institutions qualifiées de forces d’oppression. » Les termes vifs d’une première instruction de la Congrégation, datée du 3 septembre 1984, résonnent comme une condamnation pour la gauche cléricale latina.
Auparavant, le « grand inquisiteur » avait adressé à l’épiscopat péruvien un document en dix points sur le travail du père Guttiérez, avant de l’obliger à « réviser » ses œuvres, dans un procès digne de celui de Galilée. En mars 1985, c’est sur l’ouvrage Eglise, charisme et pouvoir, du franciscain brésilien Leonardo Boff, que la foudre s’abat. Mis à l’écart de la maison d’édition qu’il dirigeait, le père Boff se voit interdit d’enseignement et de prise de position publique. Dans un pays — le Brésil — sortant de vingt ans de censure militaire, cette sanction provoque l’indignation (4).
Face à l’amertume que provoquent ces diktats, Jean Paul II cherche à maîtriser l’incendie sur lequel le « Panzerkardinal » jette de l’huile par bidons entiers. Evoquant la théologie contestée dans une lettre du 9 avril 1986 à l’épiscopat brésilien, le pape juge qu’elle « n’est pas seulement opportune mais utile et nécessaire ». Il lui arrivera même de condamner la nouvelle idéologie dominante, le capitalisme libéral. Il n’empêche : avec une volonté bien arrêtée de liquider l’héritage, Rome démantèle les acquis de Medellín. Par les nominations d’évêques conservateurs et de membres de l’Opus Dei (5), par la place grandissante accordée à des mouvements comme le néocatéchuménat, les Légionnaires du Christ, le Renouveau charismatique, le duo Wojtyla-Ratzinger renforce la tendance conservatrice. Pour réduire l’influence de pasteurs jugés trop contestataires, certains diocèses, comme celui du cardinal Paulo Evaristo Arns, au Brésil, sont savamment redécoupés. En 1985, Mgr José Cardoso, parachuté depuis la curie romaine, remplace dom Hélder Câmara, atteint par la limite d’âge. Le nouveau venu se met rapidement à dos presque tout son clergé et ses équipes de laïques militants.
Si les prêtres participant au gouvernement sandiniste sont blâmés, ce ne sera jamais le cas de ceux qui ont collaboré avec la junte militaire argentine. Et, Jean Paul II visitant à plusieurs reprises l’Amérique latine, on se souviendra longtemps du jour où, au Chili, il a donné la communion au couple Pinochet. On sait moins que lorsque l’ex-dictateur fut détenu à Londres, de novembre 1998 à mars 2000, le cardinal chilien Jorge Medina entreprit des négociations discrètes en faveur de sa mise en liberté ainsi que de son retour immédiat à Santiago. Faut-il le préciser, ces négociations furent appuyées, depuis le Saint-Siège, par les cardinaux López Trujillo et Ratzinger. Moins chanceux, cent quarante théologiens qui avaient tenté de mettre en pratique les ouvertures du concile Vatican II ont été sanctionnés pendant le pontificat de Jean Paul II.
Devenu Benoît XVI et recevant le 5 décembre 2009 un groupe de prélats brésiliens, l’inspirateur et théoricien des mesures conservatrices de Wojtyla maugréait toujours, évoquant la théologie de la libération :« Les séquelles plus ou moins visibles de ce comportement, caractérisées par la rébellion, la division, le désaccord, l’offense et l’anarchie, perdurent encore, produisant dans vos communautés diocésaines une grande souffrance et une grave perte des forces vives (6)...  » On peut être Saint-Père et peu enclin à la repentance ou au pardon.
Maurice Lemoine
Journaliste. Le monde Diplomatique

Dans le numéro d’avril, en kiosques

Purge sociale, un an de présidence socialiste ;dossier : Chávez drone et kamikaze, jeu de miroirs ; voyage aux marges de Schengen ;Naples ou le futur de l’Europe ; du théâtre par gros temps ; une recherche sans brevets ; ce port qui doit sauver le Kenya ; le coût de laviande bon marché ; rester en vie à Karachi ; les Nations unies sous le charme du privé ;simulation numérique des conflits sociaux ; affres du Conseil constitutionnel (…)


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