Agriculteurs et jardiniers seront-ils bientôt obligés de cultiver dans la clandestinité ?
Les paysans qui ressèment leur récolte seront-ils considérés
comme des trafiquants ? Oui, ont répondu les sénateurs en adoptant le 20
novembre à l’unanimité un projet de loi élargissant aux plantes le délit de
contrefaçon. S’émanciper des droits de propriété détenus par les grandes firmes
semencières sera désormais un délit. La loi prévoit aussi de nouveaux moyens de
répression contre paysans et jardiniers clandestins. Pour les promoteurs de la
loi, il s’agit simplement de « protéger les entreprises ».
Semer sa propre récolte. Un acte des plus banal perpétué
depuis les prémisses de l’agriculture. Un acte désormais considéré comme
criminel, au même titre que l’impression de fausses monnaies, la vente de
médicaments illicites à partir de molécules copiées, ou la reproduction de sacs
ou de montres de grandes marques. En 2014, la chasse aux contrefaçons pourrait
s’étendre jusque dans les potagers, les champs et les fermes. Le 20 novembre,
les sénateurs ont voté à l’unanimité – y compris les écologistes – une
proposition de loi destinée à renforcer la lutte contre la contrefaçon.
Celle-ci représente « près de 10 % du commerce international » et grève les
recettes fiscales de la France de plus de six milliards d’euros chaque année.
Or, la répression de la contrefaçon prévoit d’être étendu à l’ensemble des
branches de la propriété intellectuelle. Parmi elles, les « obtentions
végétales ». Un terme qui recouvre les semences de ferme, ces graines issues de
variétés sélectionnées par l’industrie semencière, que l’agriculteur sème,
récolte et, de fait, multiplie.
La contrefaçon est « souvent le produit de l’exploitation
d’être humains et du travail illicite » pointe le projet le loi, et « participe
au financement de nombreuses organisations mafieuses et terroristes ». « Les
agriculteurs qui utiliseraient des semences de ferme sur leur propre
exploitation [sont assimilés] de manière tout à fait abusive, à des criminels
en réseau », s’insurge la Coordination rurale. « L’acte millénaire de
sélectionner et de ressemer une partie de sa récolte sera considéré comme une
contrefaçon, c’est à dire sera mis sur le même plan que la reproduction
frauduleuse d’un objet ou d’une monnaie », renchérit le collectif Semons la
biodiversité [1] qui avait interpellé les sénateurs dans une lettre ouverte.
Graines de soja, de maïs, de tomates, de céréales ou de patates pourront ainsi
être considérées comme des copies illégales !
Plusieurs groupes parlementaires [2] avaient pourtant
demandé que soit insérée la précision suivante : « La production à la ferme par
un agriculteur de ses semences pour les besoins de son exploitation agricole ne
constitue pas une contrefaçon et ce, quelle que soit l’origine de ses semences.
» Au final, seuls vingt sénateurs ont voté pour l’amendement porté par le
groupe communiste, suite à la promesse du député socialiste Michel Delebarre,
rapporteur du projet de loi, d’un nouveau débat. « Ce débat aura lieu dans le
cadre de la loi d’avenir agricole en janvier prochain, a-t-il assuré. Il n’y a
pas de risques avec ce projet. » Une lecture attentive du texte révèle pourtant
le contraire.
L’État au service des entreprises privées
Cette loi vient renforcer un arsenal juridique qui protège
les entreprises commercialisant des semences. Depuis 2011, une loi (analysée
ici) autorise la reproduction à la ferme de seulement 21 variétés de semences,
en échange du paiement d’une redevance appelée « Contribution volontaire
obligatoire » (sic)... Pour toutes autres variétés, la reproduction est donc
interdite, au prétexte de ne pas violer le droit de propriété intellectuelle
détenue par l’entreprise ! « La loi de 2011 demande à tous les agriculteurs qui
font des semences de ferme de s’enregistrer auprès de l’administration,
explique Guy Kastler du Réseau semences paysannes, contacté par Basta !.
Aujourd’hui, les entreprises ne poursuivent pas les agriculteurs qui n’ont pas
payé cette redevance car elles n’en ont pas les moyens. Cela leur coûterait
trop cher d’apporter la preuve de la contrefaçon. » Jusqu’à maintenant, les
agriculteurs continuaient donc de reproduire leurs semences à la ferme, sans
risquer d’être poursuivi [3].
« La nouveauté, c’est que ce projet de loi demande à
l’administration d’aider l’entreprise à lutter contre les contrefaçons et de
transmettre toutes les informations dont elle dispose », poursuit Guy Kastler.
Les services de l’État mettront donc à disposition des entreprises une liste
d’agriculteurs qui sont présumés contrefacteurs. Sur simple demande de
l’entreprise détenant un droit de propriété intellectuelle sur une variété, les
services des douanes pourront saisir les semences « contrefaites », ou la
récolte qui en est issue. Un agriculteur ayant cultivé une variété pour
laquelle les semences de ferme sont interdites pourra voir sa récolte
détruite... « Ou confisquée jusqu’à ce qu’il paye des royalties (redevances,
ndlr) s’il s’agit d’une espèce dérogatoire », précise Guy Kastler. Et d’ajouter
que « si l’Etat n’applique pas la loi en faisant payer l’agriculteur, il pourra
être poursuivi par l’entreprise », comme Basta ! l’avait déjà souligné dans
cette enquête.
Des douaniers infiltrés en zone rurale ?
Pire, l’agriculteur ne devra pas seulement disposer de
factures pour ses semences, mais aussi pour ses animaux reproducteurs et ses
préparations naturelles. Quid du paysan-boulanger qui élabore son propre levain
pour faire son pain, ou du fromager qui utilise son propre ferment ? Avec ce
projet de loi, les douaniers pourront se présenter comme des acheteurs de
semences de ferme en vue de prouver la contrefaçon. Ils pourront utiliser deux
techniques, « l’infiltration » (article 9) et « les coups d’achat » (article
10), décrites dans la proposition de loi :
« Jusqu’à maintenant, l’entraide et la confiance sont des
fondements du tissu social du monde rural », rappelle Guy Kastler. Mais avec
ces dispositions, toute personnes demandant d’échanger des semences sera
susceptible d’être un agent de la lutte contre les contrefaçons. De quoi
générer un climat de méfiance généralisé... Pourtant, selon la Coordination
nationale pour la défense des semences fermières (CNDSF), il existe déjà « un
arsenal juridique (...) permettant aux détenteurs des certificats d’obtentions
végétales de faire respecter leur droit. Il en est pour preuve l’ensemble des
contrôles réalisés sur le terrain très régulièrement chez les agriculteurs et
chez les prestataires de service par les organismes habilités dans le but de
contrôler le respect de la législation sur les semences. » En mai dernier,
Basta ! relatait la visite d’un agent de la répression des fraudes sur un
marché en Ariège, où les petits maraîchers se sont vus notifier une amende
potentielle de 450 euros pour diffusion de « légumes clandestins »...
Généralisation des OGM ?
« C’est cette menace constante de poursuite en contrefaçon
qui a conduit les agriculteurs américains à cultiver en moins de dix ans plus
de 90 % de leurs champs de soja et de maïs avec des OGM brevetés et qui a
condamné à la faillite ceux qui ont voulu résister », alertent plusieurs
personnalités dans le journal Le Monde. Aujourd’hui, 75 % du marché mondial de
semences est contrôlé par seulement… dix multinationales ! Mais pour le sénateur
socialiste Richard Yung, à l’origine de la proposition de loi sur la
contrefaçon, il s’agit de « protéger nos entreprises ». Richard Yung a fait
toute sa carrière dans le monde de la propriété intellectuelle et des brevets,
de l’Institut national de la propriété industrielle à l’Office européen des
brevets, à Munich. « Le risque, c’est que vous développiez une nouvelle plante,
et qu’elle soit reproduite sans que l’on vous paye », explique-t-il, cité par
Reporterre.
Que les semenciers ne soient pas payés n’est pourtant pas
d’actualité. Le montant des exportations de semences et plants, hors Hexagone,
représente près de 1,5 milliard d’euros en 2012-2013, soit une hausse de 15 %
par rapport à l’exercice précédent. « Cette performance représente l’équivalent
de 20 Airbus A320 », se félicite ainsi le Groupement national interprofessionel
des semences. Celui-ci reproche aux agriculteurs qui reproduisent leurs
semences à la ferme de ne pas participer au financement de la recherche. Le
caractère de telle variété plus résistante aux climats secs, ou de telle autre
moins vulnérable aux insectes est-elle pour autant la propriété des grandes
firmes semencières ? « Il est le résultat de 10 000 ans de sélection paysanne,
anonyme et publique », estime Jacques Caplat de l’association Agir pour
l’environnement. Le sélectionneur professionnel serait donc tout aussi
redevable en s’appropriant un travail engagé par les paysans depuis des
millénaires. Mais lui ne commet pas de délit de contrefaçon.
Paroles, paroles, paroles...
Le sort du premier maillon de la chaine alimentaire se joue
désormais dans les arènes politiques. En 2007 déjà, une nouvelle loi sur la
contrefaçon avait fait de la semence produite à la ferme une contrefaçon. A
l’époque, le groupe socialiste avait initialement soutenu, avec des élus
communistes, écologistes et centristes, un amendement qui excluait de la loi
les semences de ferme [4]. Ils avaient retiré leur amendement à la suite de la
promesse [5] du ministre de l’époque, Hervé Novelli, de reconnaître le droit
des agriculteurs de produire leurs semences et de ne pas le considérer comme
une contrefaçon dans une future loi. Or, la loi de 2011 a maintenu le caractère
délictueux des semences de ferme... Et ce sont aujourd’hui les socialistes qui
le promettent à leur tour...
Une bataille législative s’amorce, alors même que le
gouvernement a estimé que le texte devait être voté en « procédure accélérée ».
Le projet de loi sur les contrefaçons devrait être discuté à l’Assemblée
nationale en février 2014. Face à l’arsenal législatif déployé pour interdire
aux paysans d’exercer leur métier, une campagne pour une loi de reconnaissance
positive des droits des agriculteurs et des jardiniers a été lancée. Après les
sénateurs, les députés se contenteront-ils aussi de se comporter en simple
chambre d’enregistrement des desiderata des lobbys industriels ? Et de
considérer nombre d’agriculteurs comme des voleurs ?
Sophie Chapelle
(@Sophie_Chapelle)
Source : http://www.bastamag.net/article3548.html
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